Les nouvelles lauréates du concours !

Voici les nouvelles lauréates du 4ème concours de l'association Aé .
Dans le cadre du festival "Des mots à la bouche" ayant pour thème "Humains et autres animaux",
les participants  devaient envoyer une nouvelle comportant moins de 1500 mots et ayant pour titre le nom d'un animal.

Le premier prix a été décerné à Gaëtan Brixtel pour sa nouvelle "Le chien" que nous éditons dans notre collection d'Objets Littéraires Postaux.







Bonne lecture !





L'oiseau

de Marie-Agnès Tuscan-Ollier
 2ème Prix du jury




Tout était si beau – la lune là-haut, les lumières se reflétant sur l’eau, allumant dans la nuit comme des faisceaux de phares montrant la route. Tout était tellement paisible et silencieux....
                                                 Jonathan Livingstone le Goéland  -  RICHARD BACH


Aujourd'hui maman a crié très fort. Papa l'a serrée dans ses bras. Il a caressé doucement ses cheveux. Elle pleurait et elle a dit,
je n'en peux plus, je n'en peux plus, un jour je partirai.
J'étais caché derrière un fauteuil. J'ai tout entendu.
Elle a dit aussi,
je te laisserai te débrouiller tout seul avec ton fils.
Maman a crié très fort parce que j'ai cassé en dix mille morceaux le cerf-volant de ma petite sœur. Je l'ai cassé dans un accès de colère.
Je sais que je fais des accès de colère. C'est maman qui le dit. Chaque semaine je vais chez une dame qui joue avec moi. Elle me demande de dessiner ce qui me fait plaisir. Je dessine toujours des oiseaux. Parce que j'aime beaucoup les oiseaux. Je connais plein de choses sur eux. Lorsque nous arrivons, la dame demande à maman,
alors, comment va le grand garçon aujourd'hui ?
J'entends souvent maman lui dire,
cette semaine, Arthur a encore eu un accès de colère.
Aujourd'hui, j'ai cassé le cerf-volant de ma petite sœur parce que  je l'aime beaucoup.  Il est si beau quand il tourne dans le ciel avec sa longue queue aux couleurs de l'arc-en-ciel. Je voudrais tant voler avec lui tout là-haut. Je suis jaloux de lui. Alors, je l'ai cassé. Pour l'empêcher de voler.
Maman s'est assise. Elle a pris sa tête entre les mains. J'ai voulu lui expliquer que j'ai cassé le cerf-volant parce que je voudrais être un oiseau. J'ai essayé de lui dire que je ne recommencerai pas. J'ai hurlé,
non, maman, reste, ne pars pas, maman !
Mais les mots ne sont pas sortis de ma bouche. Je ne sais pas pourquoi. Mes mots ne m'obéissent pas. Ma bouche ne veut pas s'ouvrir pour laisser passer les mots que j'ai envie de dire à maman. Ils restent cachés derrière mes lèvres. Je les sens se bousculer dans ma tête. Je les vois se précipiter les uns derrière les autres. Je les entends cogner contre mes lèvres comme contre une porte fermée. Un jour, quand je serai grand, la porte s'ouvrira toute grande. Les mots s'échapperont. Ils sortiront enfin.  Ils ne resteront plus cachés au fond de moi. Ils s'envoleront comme le cerf-volant de Rose. Ils s'évaderont comme des oiseaux prisonniers au fond d'une cage. Ils seront enfin libres et maman m'entendra.
Rose, c'est ma sœur. Elle est plus petite que moi. Elle parle beaucoup. Elle sait chanter aussi. Je trouve qu'elle a une très jolie voix. J'aime bien quand elle rit. Je crois qu'elle rit quand elle est contente. Je ne sais pas très bien. J'entends son rire quand papa la fait sauter sur ses genoux. Ou bien quand il la prend dans ses bras et qu'ils dansent tous les deux. Moi, je n'aime pas trop qu'on me prenne dans les bras. J'ai l'impression que je vais étouffer. Et j'ai envie de crier. Alors, papa ne danse jamais avec moi.
J'aime bien quand il me demande,
mon grand garçon, tu veux faire l'oiseau ?
Je ne dis rien mais mes yeux disent oui. Il me prend une main, il me prend une jambe et il se met à tourner. Il tourne, il tourne, il tourne. De plus en plus vite et j'aime ça. C'est comme si je volais. Mais moi, je ne ris pas. Je ne sais pas rire. Je ferme les yeux. Je suis bien. Je suis un oiseau. C'est tout.
Un jour, maman est entrée dans ma chambre au moment où je grimpais sur le rebord de la fenêtre. J'avais poussé une chaise pour attraper la poignée. J'avais eu beaucoup de mal à ouvrir la fenêtre. En me voyant en équilibre, maman s'est précipitée vers moi. Elle m'a pris dans ses bras et m'a serré très fort. Elle répétait doucement,
  ne recommence plus jamais, Arthur, je t'en supplie, ne recommence plus jamais ça.
Je me suis mis à crier parce que je n'aime pas quand elle me serre dans ses bras. Elle m'a posé par terre et elle a pleuré. Maman pleure souvent.
Je leur expliquerai un jour à papa et maman. Quand la porte de la cage aux mots s'ouvrira toute grande, je leur raconterai tout ce que j'ai dans ma tête. Ils ne savent pas. Ils ne peuvent pas comprendre. Un jour, je volerai comme un oiseau.
Quand je suis tout seul, je remue mes bras et mes mains. Je les secoue de plus en plus vite. Mes bras montent et descendent comme si c'était des ailes. Je sais bien que ça les inquiète beaucoup. Je ne peux pas leur expliquer que j'apprends à voler.
Quelquefois, j'installe ma petite chaise sur le balcon. Je m'assied et je regarde les oiseaux qui passent. Les plus beaux, ce sont les hirondelles. Elles sont toutes petites et toutes mignonnes. Comme ma petite sœur Rose. Quelquefois, elles se posent sur les fils du téléphone de l'autre côté de la rue. Un jour, papa s'est assis à côté de moi et il m'a dit,
regarde, Arthur, toutes  ces  hirondelles ? Est-ce que tu te rends compte, il y en a  des
milliers !
Je ne pouvais pas lui dire qu'il y en avait cent cinquante-six. Juste à ce moment-là, un chien a aboyé. Elles ont eu très peur. J'aurais voulu dire à papa que quarante-cinq hirondelles s'étaient envolées.
Papa m'a dit aussi,
tu sais, Arthur, elles  se préparent  à partir passer l'hiver, très loin  de l'autre côté de la
mer, dans les pays où il fait toujours chaud.
Moi, je ne veux pas quitter maman et papa. Je ne veux pas quitter ma petite Rose. Je ne veux pas être une hirondelle.
Il y a aussi les pigeons. Ce sont de gros costauds. En pensant très fort, j'arrive à rester presque sans bouger. Il y en a un qui vient souvent me voir. Il vient manger dans ma main les petites miettes du biscuit que je garde pour lui tout au fond de ma poche. Il me regarde avec ses yeux tout ronds. Il me fait des clins d'oeil. Je crois bien que c'est pour me dire merci. Mon pigeon ne parle pas lui non plus. Je sais bien que les oiseaux ne parlent pas. J'ai envie de lui dire,
dis, pigeon, tu voudrais  devenir mon copain ? On se comprendrait tous  les deux, on
se raconterait tout, rien qu'avec nos yeux. Si tu voulais être mon ami, on dirait que tu serais un petit garçon qui ne sait pas encore parler et moi je serais un oiseau qui ne sait pas encore voler. Oh oui, apprends-moi à voler ! Je t'apprendrais à compter les étoiles qui brillent tout là-haut dans le ciel.
Je suis sûr que mon ami le pigeon a très envie de me dire quelque chose lui aussi. S'il le pouvait, il me dirait,
tu es un très gentil garçon, Arthur. Je le sais bien.Tu cries, tu hurles, tu casses parfois
les jouets de ta petite sœur mais le fond de ton cœur est bon. Patiente encore un peu, mon petit ami, et tu raconteras à ton papa et à ta maman tout ce que tu as vu et tout ce que tu as entendu dans ton monde à toi. Dans ton monde où ils ne peuvent pas entrer. Tu es riche de tout ce que les autres, même ta maman et ton papa qui t'aiment pourtant très fort, ne voient pas et n'entendent pas. Tu es un petit garçon venu d'une autre planète.
Aujourd'hui, j'ai cassé le cerf-volant de ma petite sœur Rose. Je l'ai cassé en dix mille morceaux. Je l'ai cassé parce que j'aime trop les oiseaux. Maman a pleuré. Elle a dit qu'elle voulait partir. Elle a dit qu'elle n'en pouvait plus de ce petit garçon qui crie et ne sait pas lui dire,
maman, je t'aime.
Aujourd'hui, je me suis assis sur ma petite chaise sur le balcon. Je suis resté très longtemps sans bouger. J'ai attendu mon ami le pigeon. Il s'est posé à côté de moi. Il a cligné ses petits yeux tout ronds. Il a mangé les miettes du biscuit que je garde pour lui tout au fond de ma poche. Il m'a souri et il s'est envolé. J'ai crié très fort,
attends-moi, pigeon, ne pars pas, ne pars pas sans moi !
Il m'a fait signe de le suivre. Je me suis levé et je me suis envolé avec lui. Je crois que maman et papa seront fiers de moi. 







La corneille

de Martine Ferachou




Debout devant la fenêtre de la cuisine, depuis de longues minutes maintenant, Il étouffe…Il déboutonne le col de sa chemise, passe machinalement la main dans ses cheveux, s’étonne de recueillir au passage quelques gouttes de sueur sur son front… L’angoisse, bien sûr… Il pousse un long soupir, tente une profonde respiration ventrale, afin de chasser ses démons. Rien n’y fait : un poids alourdit son estomac, comprime sa poitrine. Finalement, d’un geste rageur, il se saisit de la poignée de la fenêtre, la tourne avec force, ouvre en grand les deux battants. Un air frais, vivifiant, s’engouffre dans la pièce, emplit ses poumons. Un rayon de soleil prend alors ses aises sur le carrelage de la cuisine. Quelle belle journée ! Devant lui, la campagne verdoyante s’épanouit dans le cadre de la fenêtre, si proche et pourtant comme inaccessible. La verdure, c'est celle des prés environnants ; les arbres, eux, portent encore fièrement leurs bourgeons d'hiver. Le printemps, fébrile, semble à l'affût. On le devine, tapi dans les herbes un peu trop hautes, prêt à bondir, faisant éclore une fleur par-ci, envoler un papillon par-là, sublimant un parfum ou une couleur. Encore un dimanche raté à la campagne !

Dans la salle à manger, la pendule sonne le premier des trois coups de quinze heures, mais l’ambiance sonore dominante provient du poste de télévision. La voix de Michel Drucker égraine ses niaiseries dominicales. Gilles tourne le dos à cette pièce mais il connait la scène qui s'y déroule par coeur. Pensez : treize ans de week-end à la campagne ! Treize ans à subir, chaque vendredi soir, les bouchons de sortie de ville. Treize ans à regarder par la fenêtre, chaque dimanche, pendant que sa femme « profite » de ses parents. Autrement dit, treize ans qu’elle joue les légumes avec eux sur le canapé en faux cuir de chez Conforama ! Il n'en peut plus, il étouffe. Il tente, sans trop d’espoir : 

-       Quelle belle journée ! C'est un crime de ne pas en profiter. On pourrait aller faire une balade, non ?

Aucune réponse ne lui parvient de la salle à manger. Il n'en attendait pas de toute façon. Il sourit. Jaune. Il se remémore  la conversation qu'il a eue avec Catherine, vendredi soir. Il lui a dit :

-       Chérie, un petit week-end en amoureux, cela nous changerait un peu, tu ne crois pas?

-       Nous avons déjà eu cette conversation, mon coeur. Mes parents vieillissent. Je tiens à profiter d'eux au maximum.

Le grand mot est lâché : pro-fi-ter. Il a envie de crier : «  mais profiter de quoi ? Vous ne partagez aucun loisir. Vous n’échangez sur aucun sujet. Vous êtes des morts-vivants ! Il n'y a que la télé qui compte ! » Il ne comprend pas. Quand il va rendre visite à sa mère, lui, il parle beaucoup avec la vieille dame. Les moments passés avec elle sont empreints de tendresse et de complicité. Ils papotent de tout et de  rien, évoquent leurs bons souvenirs, regrettent le manque d'enfant, pour l'un, de petits enfants pour l'autre... Mais bon, c'est la vie ! Avec la mère de Catherine, rien de tel. Cette femme sèche, dure, peut-être blessée par la vie (mais comment savoir ?), règne en marâtre sur la famille. Elle n’ouvre la bouche que pour aboyer des ordres (à son mari, à sa fille, à son gendre, à son chien...) ou demander de l'argent, celui qu'on lui doit. Car elle fait profit de tout : elle vend des oeufs, des lapins, des poulets, les champignons qu'elle ramasse, les jonquilles sauvages qu'elle cueille... Pour elle, il n'y a pas de petit profit. « Tiens, pense Gilles avec amertume, en voilà une autre qui conjugue le verbe profiter ! » Physiquement, elle est grande, dominante; elle impressionne. Toujours vêtue de noir, elle effraie les enfants du voisinage. « Finalement, pense Gilles, heureusement que nous n'avons pas d'enfant, ils l'auraient détestée, cette grand-mère. Ils l'auraient appelée « sorcière » ou bien ... »
Le regard de Gilles vagabonde toujours par la fenêtre ouverte. Le plaisant tableau l’enchante et ne le lasse pas. Mais, sur une branche du chêne, juste en face, une corneille vient de se poser. « Tiens, c'est cela, les enfants l'auraient peut-être appelée «  sale corneille », leur grand-mère. Toute pareille à cet oiseau de malheur : aussi sombre, graillant désagréablement en toute circonstance, épiant à distance la vie des autres. »
Gilles fait un pas en arrière, se met de profil, jambes écartées dans le prolongement de ses épaules. Il remonte lentement son bras tendu. Sa main devient pistolet. Il ferme un oeil, de l'autre met la corneille en point de mire. Il calme sa respiration, maîtrise l'immobilité de sa main, il est un excellent tireur, un des meilleurs du club où il pratique.
« - Te voilà, saleté ! J’me disais aussi qu’il manquait un personnage au tableau aujourd’hui ! Tu aimes ça me narguer tous les dimanches, hein ? Pan, la corneille ! Pan, la sorcière ! Pan, oiseau de malheur ! ».
Mais le coup de feu n'est qu'imaginaire. Le volatile, toujours perché sur sa branche, répète, moqueur, son cri rauque. Dans la salle à manger, la belle-mère piaille, elle aussi :
« - Gilles, dis donc, tu nous fais geler ! Ferme cette fenêtre, je te prie ! Et puis, tu gaspilles le chauffage ! Et toi, Georges, tu ne vas pas nous mettre le foot, maintenant ! »

Gilles serre les dents et obtempère. La boule d’angoisse grossit dans son gosier, se transforme en pelote de haine incontrôlée et indéfectible. Cela ne peut plus durer ! On ne peut pas impunément gâcher les fins de semaine, gâcher le printemps à venir et toutes les saisons qui suivront, gâcher l’existence d’êtres humains… gâcher la substantifique moelle de la Vie !
Il se précipite dans le couloir, dévale rapidement l'escalier. Au sous-sol, dans la vieille armoire du fond, les fusils de chasse du beau-père côtoient une carabine 300 Winchester Magnum, sa carabine, remisée et oubliée là depuis plusieurs mois. Il s'en saisit, y introduit une cartouche avec dextérité et remonte à son poste d’observation.

La corneille se pavane toujours sur sa branche. Elle attend, sans le savoir, son châtiment. Elle paiera pour l'autre, là, dans la pièce à côté. Gilles à nouveau, mais cette fois en grand silence, ouvre la fenêtre. L’arme bien en main, il rejoue la scène mimée quelques minutes plutôt. Désormais serein et sûr de lui, il vise… Une voix braillarde, dans son dos :
-       Gilles, la fenêtre !
.Il appuie sur la gâchette.
-        Pan, la corneille !

La déflagration… énorme… incongrue ! Les vitres se brisent en mille morceaux. Les éclats de verre tombent et tintent sur le carrelage de la cuisine. L’oiseau ? Pulvérisé, sans doute ! Les tympans de Gilles ? Explosés… Comment percevrait-il les cris affolés, puis, les jérémiades en provenance de la salle à manger ? Gilles pose calmement la Winchester sur le bord extérieur de la fenêtre. Il se penche vers l’extérieur, à la recherche de quelques preuves de son forfait, plumes, sang, lambeaux de chair… Une poigne de fer lui saisit le bras, l’oblige à se retourner. Georges, rouge écarlate, lui fait face, poing levé. Sur les lèvres du beau-père, Gilles devine les « pourquoi », « mais enfin », « qu’est-ce qui t’a pris ?  ». Tant de questions muettes vite remplacées par un rictus bizarre, incrédule… Puis, il aperçoit cet éclat nouveau dans les yeux du vieil homme. Un sourire retenu, peut-être ? En tout cas, Georges renonce à frapper. Il baisse le poing, desserre son étreinte. Il repart vers la salle à manger. Gilles le suit des yeux. Mais pourquoi Catherine est-elle à genoux sur le parquet ciré ? Pourquoi cette peur sur son visage ? Pourquoi ces joues baignées de larmes ? Et la vieille, qu’est-ce qu’elle fait couchée par terre ? La télécommande aurait-elle glissé sous le canapé ?

«  Bon, pense-t-il, je vais en entendre causer, d’avoir dégommé une corneille ! »









Bien joué, poulette !

de Pierrette Tournier





-Pousse un peu ton croupion, espèce de dinde!  Tu vois bien que tu tiens plus de place qu’il ne t’en faut !
      C’est bien ma veine d’être coincée juste au milieu de ces deux-là ! A ma gauche, la grosse Rousse qui glousse, béate et repue. A ma droite, une vieille cocotte déplumée et volubile, qui jacasse comme une pie. Elle cancane et médit sur tout un chacun. Nul, dans la basse-cour, ne trouve grâce à ses yeux qu’elle a petits et bêtes. Je sens que le trajet va être un vrai cauchemar ! Par avance, j’en ai la chair qui frissonne. Et si, en prime, on a le même chauffeur que la dernière fois, bonjour le mal au cœur dans les  virages !          C’est que je la connais, moi, la route du marché ! Je l’ai déjà faite l’an dernier, pour participer au Concours de la Plume organisé par le comice! Je n’ai pas été primée. Remarquée, seulement et ce n’est déjà pas si mal. Il faut dire que la concurrence était rude ! C’est une bressane blanche qui a décroché la timbale. Une cocardière aux pattes bleues qui nous regardait de haut comme si elle venait d’inventer la Marseillaise ! Et puis, il y avait aussi quelques belles étrangères, une Sumatra, une Sussex, une Brahma… Alors, une simple Gauloise, n’est-ce-pas, c’était trop commun pour ces messieurs du jury, amateurs de particularités et d’exotisme !
      Mais c’est de l’histoire ancienne. Cette fois-ci, ce n’est pas pour concourir que je me rends à la ville, mais pour être vendue, et donc, forcément, dégustée et digérée… J’aurais bien aimé le rencontrer, moi, ce fameux roi Henri, le quatrième de sa lignée, et lui faire savoir, à coups de bec, ce que j’en pense de son idée  démocratique de servir tous les dimanches une poule au pot au petit peuple vorace des humains!
                 Bon ! Nous voilà tous et toutes entassés dans la grosse camionnette rouge du fermier ! Gare au démarrage ! Ernest, notre maître coq, ne peut s’empêcher de lâcher un dernier cocorico. Un « m’as-tu-vu » celui-ci, comme c’est peu permis ! De la race des machos évidemment ! Poule mouillée à ses heures, mais pas du genre à le reconnaître ! Et le plus fort, c’est que ça marche ! Mes voisines en sont toutes remuées de son cocorico. Elles en roucoulent comme des tourterelles énamourées. Mais qu’est-ce qu’il faudrait leur dire à ces poulettes pour mettre un peu de plomb dans leur cervelle de moineau et les inviter à y voir un peu plus loin que le bout de leur  bec ? Oh et puis zut ! Allez, roule ma poule ! La gente pondeuse n’est pas mûre encore pour la grande Révolution. Ça viendra… Du moins, je l’espère !
      Ce qu’il y a de mieux à faire pendant que ça roule, entre deux coups de frein intempestifs, et malgré la radio qui piaille à tue-tête des chansons stupides, c’est d’essayer de dormir. Par chance il fait assez sombre dans la camionnette. Ça aide à sommeiller. Mais ça n’empêche pas le mal au cœur.
      C’est inhumain d’être ballotté ainsi! Quand la route tourne à gauche, ça va encore, parce que je me retrouve complètement affalée sur la Rousse, qui dans une vie antérieure a dû être un oreiller de duvet moelleux ! Et c’est la vieille cocotte, qui caquette mais ne pèse pas lourd, qui me tombe dessus. Mais quand la route tourne à droite, je risque l’asphyxie… Et je ne vous parle pas du piteux état de la déplumée qui, pendant une poignée de secondes, en perd son caquet ! C’est vraiment le seul avantage des virages à droite !
      Ouf ! Nous voici enfin rendus ! La journée s’annonce chaude et il y a déjà du monde sur la grande place, à profiter des dernières heures de fraîcheur avant la canicule de midi. Il n’y a pas à dire, c’est plutôt sympathique ces ambiances de foire et de marché ! Ça bouge, ça commère, ça caillette, ça pérore, ça caracole, ça picole, ça carambole, c’est multicolore, c’est  animé! C’est la fête quoi !
      Tiens donc ! La Rousse ne va pas en profiter longtemps de cette bonne ambiance ! Ses généreuses rondeurs soulignées par un plumage flamboyant  trouvent très vite  un acheteur. Tant mieux ! Je vais pouvoir m’étaler un peu et respirer plus à mon aise. Allez !  Bon vent Poulette !
      On ne va pas se mettre à donner dans la nostalgie, tout de même, et jouer les « poules sentimentales », comme dit leur chanson idiote !
      -Cocotte… Maman … Acheter Cocotte…
      Horreur des horreurs ! Un môme s’approche de moi, et c’est peu de dire que je les déteste les mômes ! Ceux du fermier m’en ont fait voir de toutes les couleurs, à me courser au train jusqu’à essoufflement garanti. Un truc à vous rendre cardiaque ! Les quelques coups de bec que j’ai pu leur rendre font partie de mes meilleurs souvenirs, et si pour son malheur,  celui-ci approche de trop sa menotte potelée et gourmande…
      Minute gallinette ! Cette menotte précisément me donne une idée absolument géniale. Et l’on dira après ça que la volaille n’a pas de cerveau! Si je parviens à me faire adopter par le chérubin, ses géniteurs, sans doute un peu gâteux, comme la plupart des géniteurs persuadés d’avoir engendré la merveille des merveilles, vont peut- être m’adopter à leur tour, et, qui sait, me laisser un peu de répit avant de me faire dorer au barbecue ou bien cuire au bouillon pour me servir avec des ravioles à leurs copains affamés et braillards ? Comme disait ma mère qui avait une copine d’origine germanique: « Il n’y a pas de petit répit, kikiriki ! Tout ce qui est pris est pris. » 
      -Cocotte… Maman… Acheter cocotte…
      -Mais bien sûr mon poulet… Viens que je te la caresse ta menotte ! Viens la frotter aux  plumes douces et  mordorées de mon cou grassouillet !… Câlin… Câlin…
      Les badauds, qui passent par-là, n’en reviennent pas ! Ils s’arrêtent et bientôt forment un cercle étonné autour de nous.
      -Regarde cette poule ! Ma parole, on dirait un chat !
      Hé oui, les cocos, c’est utile le sens de l’observation ! Je l’ai bien regardé faire, à la ferme cet hypocrite de Mistigri ! Et que je me frotte sur la jambe de la fermière en ayant l’air de danser…Et que j’offre, sans pudeur, mon cou à gratter  en ronronnant de tendresse…Et que je mette dans mes yeux la mystérieuse sensualité de l’Egypte et de l’Orient….  Heu… Je vous l’accorde, le dernier truc, c’est un peu difficile pour moi. Mais je m’applique.
      -Viens mon poussin… Câline et Cajole ta jolie poupoule… Elle ne te fera aucune misère… Croix de bois, croix de fer ! Si je mens, je vais en enfer ! Doux… Doux…Le gentil roudoudou…
      Voilà, ça marche ! Après les quelques hésitations du père qui veut marquer le coup, et résiste en se dressant de plus en plus mollement sur ses ergots, la mère et le petit emportent le morceau. « C’est une bonne pondeuse », a assuré le fermier. Voilà l’argument décisif qui a fini par le faire céder, le Père ! Il savoure par avance l’omelette baveuse, et cent pour cent  bio  qu’il va pouvoir déguster  nature, ou avec des champignons ou encore  ail et fines herbes… Bref, me voilà achetée, emballée, placée dans une petite cage à l’arrière de la voiture. Bien plus confortable que la camionnette, cela va sans dire ! On ne louera jamais assez l’inventeur de la direction assistée !
       Qu’est-ce qu’elle a été bonne, mon idée! Je ne m’en féliciterai jamais assez. Ma nouvelle ferme est un paradis. Du vert… Rien que du vert !  Ici, on appelle ça de la  pelouse. Il y a d’autres animaux, qui s’ébattent en toute liberté, des chats, un chien, un lapin, des poissons rouges dans la mare, et des canards… Ce petit monde cohabite plutôt bien. De temps en temps, le gosse  nous fait courir un peu… C’était à prévoir. Mais il a encore de bien petites jambes…  Et puis, tous les matins quand il vient  « cueillir » mon œuf encore tiède, sur la paille disposée en abondance sous mon perchoir, il ne manque jamais de me remercier par une petite caresse. En somme, c’est bête à dire, mais je commence à m’y attacher, moi, à ce petit !                     
      Si l’on avait osé suggérer une chose pareille en ma présence, il y a seulement une petite  semaine, le matin où le fermier a décidé de me vendre j’aurais hurlé :
      -Ça n’arrivera jamais ! Vous m’entendez ? JAMAIS ! Ou bien alors, peut-être, quand les poules auront des dents…  

      Comme quoi il vaut mieux ne  jurer de rien et se méfier des proverbes idiots !













Le papillon


de Alain Dhotel





Georges N., disciple d'Auguste Comte, releva la tête en souriant. Il venait d'augmenter sa collection d'un nouvel adage. Grand chasseur de proverbes, de dictons et de légendes urbaines, il les débusquait dans la presse populaire et les almanachs mais aussi sur internet avec le zèle d'un entomologiste. Son tableau de chasse comptait de très nombreux spécimens. Il avait d'ailleurs étendu son terrain de chasse à tous les continents. Georges les traquait, les pourfendait avec une énergie constante, nourrie par un rationalisme sans faille. Il avait créé un site qui lui permettait de toucher un large public : le nombre de visites en témoignait. Des correspondants lui adressaient de nouveaux spécimens. Depuis qu'il était en retraite, il y consacrait l'essentiel de son temps. Outre un recensement exhaustif de ces idées reçues qu'il tentait de mener à son terme, il élaborait des outils statistiques pour invalider ces formules lapidaires jamais remises en question.
         Ainsi, il avait, à force d'observations, vérifié que « Ciel rouge le matin, la pluie est en chemin. » était vrai à 67% sur le littoral vendéen mais faux à 62% à Toulon.
         Pour démentir une légende urbaine tenace, il avait demandé à des égoutiers parisiens si on trouvait, comme le bruit en circulait, de gros reptiles dans les sous-sols de la capitale ; ils lui avaient ri au nez.
          « Mariage pluvieux, mariage heureux ! ». Il découvrit que s'il était vrai qu'il pleuvait plus souvent à Quimper qu'à Nice, il n'en demeurait pas moins vrai que les bretons divorçaient autant que les habitants de la région PACA.
         Il parodiait les dictons du genre : « Noël au balcon, Pâques au tison » qui devenait alors : « Noël en décembre, Pâques au printemps ! »
         Il ne s'attardait pas sur les proverbes ou traits d'esprit qui cataloguaient  hommes et femmes. Ses honnêtes succès féminins ne lui permettaient pas de tirer de conclusions hâtives. Au demeurant, il aurait été bien en peine de quantifier ses critères d'observation. Il avait dû également renoncer à démolir les stéréotypes et les clichés à propos de ses voisins européens, allemands, belges et auvergnats. Mais il lui restait fort à faire.
         Un après-midi  de printemps vers seize heures, il décida de profiter du soleil dans son jardin et d'oublier pour un moment sa croisade. Alors qu'il lisait une revue tranquillement allongé dans un transat, il tomba sur un titre : « Le battement des ailes d'un papillon peut provoquer un cyclone à l'autre bout du monde. ». Suivait un article de vulgarisation expliquant la théorie du chaos.
         Quel tissu d'inepties !, pensa-t-il. Comment peut-on sombrer dans l'irrationnel à ce point ? Il réfléchissait à une réplique cinglante et définitive à poster sur son site quand il fut dérangé par un lépidoptère qui voletait autour de sa tête. Machinalement, d'un coup précis de son magazine, il abattit l'insecte. Il regarda dans l'herbe sa victime replier une dernière fois ses ailes puis s'immobiliser. C'était un magnifique  paon de jour, aux ailes nacrées et aux couleurs vives. Il regretta son emportement pendant un instant puis, contrarié, regarda sa montre. Il était cinq heures dix. L'heure de son thé. Il rentra car le soleil déclinait et l'air fraîchissait. Le soir il alluma la  télévision pour absorber son lot quotidien de catastrophes, d'accidents et de soubresauts boursiers. La une titrait sur un violent séisme qui avait secoué l'archipel du Vanuatu. La violente secousse  avait été suivie d'un tsunami dévastateur qui avait balayé la côte est des îles. Il était trop tôt pour faire un bilan mais les pertes en vies humaines devaient être élevées car le littoral abritait de nombreux villages. Le journaliste développa l'info en disant que le séisme qui avait frappé l'archipel à une heure dix, heure locale, avait  une intensité de 7,4 sur l'échelle de Richter. Le journaliste passa à une autre nouvelle de politique internationale. Georges repensa à  l'article sur l'effet papillon qu'il avait lu plus tôt. Pure coïncidence, pensa-t-il.
         Le lendemain matin, la radio revint sur la catastrophe qu'avait vécue ce petit pays du Pacifique. La secousse s'était produite à une  heure dix et avait provoqué un raz-de-marée ; de nombreuses répliques d'intensité variable terrorisaient les survivants. Il se rappela alors avoir regardé sa montre, la veille dans le jardin. C'était à dix-sept heures dix. Pas de lien avec le séisme donc. Mais il réalisa que l'heure de la catastrophe avait été indiquée en temps local ; il fallait qu'il vérifie. Il consulta sur internet le décalage horaire entre Paris et Port Vila. Aucun doute, ça correspondait. Le séisme avait eu lieu au moment où il avait tué ce papillon. Coïncidence !, pensa-t-il. Mais il fut pris d'un vertige. Et si...
         Sa raison vacilla. Impossible ! Il ne pouvait y avoir de rapport de cause à effet entre son geste irréfléchi et ce drame aux antipodes. Je ne suis pas responsable de cette tragédie, pensa-t-il. Il retrouva son calme mais par moments dans la matinée il fut pris de doutes. Il devait rester rationnel ; comment un geste aussi insignifiant pourrait-il infléchir le sort de centaines, de milliers de gens dans une contrée qu'il savait à peine situer sur un globe terrestre ? C'était risible. Il ne pouvait pas abdiquer la raison. Il décida de tenter une expérience pour se conforter dans ses opinions. Le mois de mai était clément. Il se rendit dans son jardin après le déjeuner et s'approcha d'un massif de fleurs. Des abeilles, des bourdons s'activaient autour des corolles. Il vit un grand papillon tigré s'approcher puis se poser sur une grappe de fleurs de lilas. Il le vit déployer sa trompe et se nourrir de nectar. Tendu, immobile, une raquette à la main, il attendit que le bel insecte reprenne son envol. Le flambé s'envola. Georges ne put se résoudre à tuer un aussi beau papillon. Un vulcain plus commun s'approcha. Il n'eut aucune chance. Georges nota l'heure de son forfait : il était treize heures vingt. Il ne lui restait plus qu'à suivre les actualités pour s'assurer qu'il n'y avait pas de lien entre la vie d'un papillon et les catastrophes naturelles. Après tout, chaque année les monarques entamaient par millions une migration à travers le continent américain, beaucoup mouraient en route, sans conséquence aucune pour la vie humaine. Le soir il suivit avec un intérêt particulier le journal télévisé. Pas de nouvelles dramatiques. Il regarda le bulletin d'une chaîne d'informations. On ne rapportait pas d'événements tragiques. Il se sentit soulagé. Tant pis pour le papillon. Il avait fait avancer  sa  recherche.  Il passa une excellente soirée.
          Le lendemain, il acheta le journal pour avoir davantage de détails sur la catastrophe du Vanuatu. Cette nouvelle occupait la moitié de la première page. L'autre moitié, sous un titre accrocheur, relatait un glissement de terrain meurtrier dans une favela de Rio. Le drame avait été causé par des pluies torrentielles qui s'étaient abattues sur la métropole brésilienne. Après deux jours de pluie, des pans entiers des collines gorgées d'eau avaient glissé et emporté des dizaines d'habitations de fortune en ensevelissant leurs habitants. Georges eut une pensée  compatissante pour tous ces malheureux. Il ne s'agissait pas d'un fait ponctuel mais d'un déluge dont le pays est coutumier. Aucun lien possible avec le papillon. Il poursuivit rasséréné la lecture de l'article. On y citait le témoignage d'une survivante : « Je venais d'habiller les garçons pour l'école, ils étaient en retard, il était neuf heures vingt, je leur disais de filer quand j'ai entendu un grondement sourd et nous avons été précipité en bas. On a eu de la chance. Il y a tant de morts et de disparus. ». Georges se figea, relut le témoignage : l'heure correspondait. Quatre heures de décalage avec le Brésil. Ça n'était pas possible et pourtant... Il eut de la peine à trouver le sommeil. Pouvait-il tenter l'expérience à nouveau ? On ne tire pas de conclusions hâtives à partir de deux événements. Le destin des hommes ne pouvait pas être lié à celui d'un lépidoptère, c'était complètement absurde. Pourtant il ne pouvait s'empêcher de se  sentir une part de responsabilité dans la tragédie de Rio. A qui pouvait-il confier ses interrogations ? Allait-on le prendre pour un fou ? Tant d'autres papillons mouraient, victimes des pesticides, des oiseaux et des collectionneurs. La planète n'en était pas pour autant ravagée par des cataclysmes.
         Les deux jours suivants, la pluie et le vent le tinrent enfermé à l'abri de son bureau. Il les consacra à la lecture de documents sur la théorie du chaos qu'il lut avec scepticisme. Il acheta également un guide des papillons d'Europe  qu'il se surprit  à lire avec plaisir. Le soleil revint, apportant un avant-goût des chaleurs estivales. Les fleurs de son jardin attiraient insectes et papillons. Il les observait pensivement, les identifiait grâce à son guide, apprit à en aimer la beauté fragile. Il était cependant taraudé par ce doute. Il fallait qu'il en ait le cœur net. Mais comment faire sans sacrifier un autre insecte ? Il imagina un protocole expérimental. Il allait attraper un spécimen et le maintiendrait vivant dans un grand bocal jusqu'à l'essai. Il confectionna un filet et se tint à l'affût près d'un massif de dahlias. Il vit des piérides, reconnut plusieurs vulcains,  identifia un gazé. Un autre papillon s'approcha, tourna autour de lui avec effronterie et se posa. Il déploya ses ailes jaunes et Georges y vit  deux larges ocelles noirs qui semblaient le regarder fixement. Le comportement de ce papillon n'était pas commun : il n'était pas effrayé et ne s'envola pas quand Georges l'examina de près. L'animal résista à toutes ses tentatives d'identification. Ce serait celui-là. D'un geste précis et rapide, il abattit le filet sur l'insecte. Il le mit délicatement dans le bocal, vissa le couvercle et l'emporta chez lui. Il tenait le récipient devant lui et admirait sa prise qui, posée sur le fond, les ailes fermées, semblait l'observer à travers la paroi de verre. Il ne vit pas la première marche et trébucha. Il lâcha le bocal qui se brisa. Georges se releva sans dommages. Il en serait quitte pour quelques ecchymoses. Il vit les morceaux du bocal éparpillés sur les marches. Le papillon était encore là. Il était  inerte, écrasé par un gros éclat de verre. Le sol se mit alors  à trembler dans un grondement assourdissant.














Le poisson rouge

de Philippe Rémond





1.
Ta nouvelle vie commence. Il fait jour. Tu es dans ton élément. Tu distingues des formes en mouvement, vagues et lointaines ; des bruits sourds aussi, mais tu ne t’en préoccupes pas. Tu n’as peur de rien. Tu te sens en osmose avec le monde qui t’entoure. Tu ne pourrais pas dire ton âge avec précision, mais tu dois sûrement être jeune. Et puis le temps n’est pas vraiment une dimension qui t’est familière. Tu préfères de loin l’espace.
Ça c’est ton truc.
Tournoyer, faire des boucles, foncer en avant, en arrière, slalomer, évoluer la tête en bas, en avant et en arrière. Bref : tu es une véritable machine à nager.
Mais comme tu aimes aussi l’action, tu ne te contentes pas de le penser, tu le prouves.
Tu prends du recul et tu donnes une impulsion avec ta nageoire caudale. C’est un démarrage fulgurant que tu nous as fait là. Tu pars en un tourbillon que tu accentues avec ta dorsale. Tu ralentis brusquement en activant tes pectorales. Tu ne te souviens pas avoir jamais effectué une figure aussi audacieuse. En te voyant faire, à coup sûr, une championne de natation synchronisée aurait pâli.
Mais alors que tu es encore tout étourdi par ta prouesse, tu éprouves une sensation troublante et inconnue. Pour la première fois de ta vie, tu te poses une question : qu’est-ce que tu pourrais faire d’autre ?
Ne sachant quoi répondre, tu te décides finalement à faire un sprint. Tu as envie de fendre le liquide, de sentir le fluide le long de ton corps et ne plus jamais te poser de question. Tu te contractes et tu fonces comme si ta vie en dépendait.


1.
Ta nouvelle vie commence. Tu n’es plus un poisson rouge, tu es un projectile, tu représentes la notion même de vitesse.
→ |
Tu te fracasses la face contre une paroi invisible et tu te fais mal. Tu récupères tes esprits pendant un moment. Tu ne saurais dire combien de temps. Tu te demandes ce qui vient de t’arriver. Prudent, tu t’approches lentement du point d’impact. Tu sens le verre contre ta bouche pour la première fois de ta vie, même si tu es incapable d’appeler ça du verre puisque tu n’utilises pas de mots. Tu le goûtes, mais le verre n’a aucun goût. Le verre semble translucide mais tu ne vois pas bien au-delà. Si ton cerveau était capable de faire une analogie, il te dirait que c'est comme de l'eau, mais en solide. Tu éprouves de la curiosité à son égard, même si tu ne sais pas le nommer.
Tu entreprends de suivre la paroi de verre, pour voir où elle mène. Logiquement, elle devrait mener quelque part. De toute évidence, tu ne sais pas que tu es dans un bocal parfaitement sphérique. Les représentations géométriques, ce n’est pas ton truc. Alors que ce verre te passionne.


1.
Ta nouvelle vie commence. Tu tournes en rond le long d'une paroi en verre. Tu aimes ça et tu ne vois aucune raison valable de ne pas continuer. Tourner en rond te rassure. Et comme tu ne trouves rien d'autre à faire, il ne te viendrait pas à l'idée de faire autre chose. Alors tu continues à tourner en rond et tu trouves cela très bien.


1.
Ta nouvelle vie commence. Il fait nuit. Tu tournais tranquillement en rond le long d'une paroi de verre, lorsqu'une forme souple s'est approchée de ton univers. C’est sûr, quelque chose rôde autour de toi. Si tu avais un petit doigt, il te dirait de te méfier de cette mystérieuse entité.
Tiens, ça tapote à la surface de l'eau. Tu ne sais pas pourquoi, mais tu es sur le qui-vive. Ton instinct n’est pas tranquille. Et il a raison.
En moins de temps qu’il ne faut pour le lire, une patte surgit d’en haut et te percute le flanc. Une griffe pénètre tes chairs et tu es un peu sonné. Ta vie défile devant tes yeux : la paroi en verre le long de laquelle tu nageais, ton insouciance, la menace qui t’enveloppe soudainement, puis le choc. Tu ne sais pas que Caramel veut simplement jouer avec toi. Et Caramel se moque comme de sa première caresse des éventuelles répercussions tragiques de son jeu de chat pervers. 
Tu essayes de monter un plan malgré les capacités limitées de ton imagination. Tu te tapis dans le fond de ton bocal et tu attends un nouvel assaut, sans trop savoir ce que tu vas faire. Chaque chose en son temps, tu te dis. Caramel aurait regardé tes manœuvres d’un air amusé, s’il avait de l’humour. Il se contente d’être intrigué tout en préparant sa prochaine attaque.
Caramel frappe, mais cette fois, tu l’attendais. Tu parviens à mordre un bout de coussinet. La patte se retire aussi rapidement qu’elle est venue. Caramel a eu peur et s’est éclaboussé. Vexé, il tourne la tête et descend de la commode Ikéa sur laquelle se trouve ton bocal. Finalement, Caramel se dit qu’il préfère tuer les rongeurs.
Quant à toi…


1.
Ta nouvelle vie commence. Ton cœur bat à tout rompre et tu es fébrile. Si tu avais la moindre connaissance médicale, tu te dirais que tu es sur le point de faire un infarctus du myocarde. Tu éprouves une douleur lancinante sur ton flanc droit. Te voilà dans un bien piteux état. Si tu étais porté sur la spiritualité, tu te demanderais ce qu’a bien pu faire ton âme dans ta précédente vie pour mériter ça.

Ton cœur se calme. Tu décompresses.
Qu’est-ce qui s’est passé déjà ? Tu n’arrives pas à te rappeler. C’est fou ça, qu’est-ce…


1.
… qui c’est… ? … Non rien. Ta nouvelle vie commence. Comme tu ne te souviens plus de ce que tu faisais, tu décides de passer à autre chose. Tu commences à nager, le long de la paroi de verre qui se trouve justement là.
Tu remarques que ça te picote un peu sur le côté.


1.
Ta nouvelle vie commence. Tu es dans ton élément. Tu es là, tu nages un peu…
Tu t’emmerdes.


1.
Ta nouvelle vie commence. Il fait jour. Tu étais en train de te demander ce à quoi tu pensais l’instant d’avant, quand de la nourriture se met à tomber du ciel. Tu n’as pas besoin d’avoir fait un Master en biologie pour savoir que ces nutriments te sont nécessaires. Tu commences à gober goulûment ce repas déshydraté et insipide. Heureusement pour toi, tu n’as aucune notion de gastronomie. Tu te contentes de manger pour survivre. Ce n’est déjà pas si mal.


1.
Ta nouvelle vie commence. Tu te sens heureux comme… Tu as oublié que tu ne sais pas faire de métaphore. Mais tu es quand même d’excellente humeur. Ne sachant pas trop quoi faire de cette énergie, tu te décides finalement à sauter par-dessus la paroi de verre, pour voir.
Tu prends beaucoup d'élan et d’un coup de caudale tu bondis littéralement hors de l’eau, dans une direction approximative.

1.
Ta nouvelle vie commence. Tu voles comme un oiseau, même si tu ne connais pas cette espèce. Tu es ivre de liberté. Tu as l’impression de pouvoir voler pour toujours. Bien sûr, tu ignores que tu vas retomber par terre dans quelques secondes. C’est une chance, car ça te permet de profiter au maximum de l’instant présent. Tu es heureux.


1.
Ta nouvelle vie commence par un terrible choc. Pas de chance pour toi, les Brissart ne jurent que par le carrelage. À peine remis de tes émotions, tu commences à manquer d’oxygène. Ton instinct a beau te commander de respirer, tu n’y arrives pas. Tu paniques un peu. Tu te tortilles. Ça sent le sapin. Tu ne le sais pas mais c’est dû au Carolin.
Tu finis par te calmer. Ça sert à rien de s’énerver. Tu distingues des plantes vertes dans la pièce. Tu trouves ça joli. Un souffle d’air caresse tes écailles.
Tu te sens apaisé maintenant. Tu choisis cet instant pour mourir.
Mais Héloïse Brissart, huit ans, en décide autrement. Tu étais sur le point d’atteindre l'océan lorsqu'elle te saisit délicatement par la nageoire. Pour la deuxième fois de ta vie, tu voles.


1.
Ta nouvelle vie commence. Il fait un peu sombre. Tu es dans ton élément et pourtant tu te sens perdu. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond mais tu ne sais pas quoi. Manifestement, tu présentes un cas typique de syndrome de stress post-traumatique. Mais comme tu n'as aucune idée de ce que c’est, tu te décides finalement à nager même si le cœur n'y est pas.
Des sons de conversation te parviennent de manière irrégulière. Tu ne peux pas deviner que les Brissart reçoivent du monde. Tu n’as jamais reçu personne. Comme tu n’es pas particulièrement nombriliste, tu ne te doutes pas qu’on parle de toi à table. Ou, plus précisément, qu’Héloïse raconte à l’un des invités comment elle t’a sauvé la vie.
Et tu es loin d'imaginer qu'il en ferait toute une histoire pour que tu puisses, enfin, sortir de ton bocal.
Et que pour toi commence une nouvelle vie.


2.











Le poisson

de Julien Boutreux




7 mars
Quand la nuit est tombée sur la ville, je m’absorbe dans la contemplation de mon aquarium illuminé. Je l’ai installé récemment, y introduisant un unique couple de pelmatochromis kribensis. Le vendeur de l’animalerie m’a spécialement choisi une femelle au ventre bien rouge, signe d’une ponte imminente. Et de fait, ces jours derniers, les poissons ont creusé un trou – leur nid – sous une pierre du décor, semant une belle pagaille dans l’agencement des roches, du gravier et des plantes que j’avais patiemment mis en place. La femelle ne se montre déjà presque plus. Le mâle est quant à lui aux aguets devant l’entrée du nid. Son œil noir cerclé d’or me fixe continuellement. Me prend-il pour un prédateur ?
A tout moment, alors que je vaque à l’une ou l’autre de mes occupations, il m’arrive de sentir sur ma nuque un léger fourmillement : j’aperçois alors à la périphérie de mon champ visuel ce regard inquisiteur posé sur moi, suivant le moindre de mes déplacements. A l’inverse, quand mes hôtes ont décidé de ne pas se montrer, qu’ils se sont cachés derrière un élément du décor, je peux bien attendre des heures, le nez contre le verre lisse : ils ne sortiront pas. Je suis pourtant certain que même alors ils m’observent. Il m’arrive même de supposer qu’ils devinent mes pensées, surtout quand celles-ci les concernent. Ainsi, quand je décide de changer l’eau de l’aquarium, de les nourrir ou de repiquer des plantes, ils se cachent ou s’agitent ; leur comportement change avant même que j’aie commencé quoi que ce soit. Il m’apparaît de plus en plus clairement que derrière cet œil qui me fixe sans cesse, il y a une conscience, toujours en éveil, inquiète, qui non seulement me guette, mais surtout me jauge. Je ressens leur perplexité : ne comprenant pas qui je suis, ils ignorent encore s’ils doivent me craindre ou bien m’accorder leur confiance. Je les nourris, certes, mais je les emprisonne aussi. A ceci près que c’est bien moi qui suis sans cesse surveillé comme un prisonnier...
Leur intelligence me saute aux yeux – bien sûr différente de la nôtre, mais certainement pas moindre.

12 mars
J’ai perdu mon travail, alors je reste chez moi toute la journée. J’en profite pour m’occuper assidûment de l’aquarium, pour soigner mes hôtes. Je lis sur le sujet. Ainsi, dans La Grande Encyclopédie des poissons d’aquarium :

« PELMATOCHROMIS KRIBENSIS : poisson d’ornement de la famille des Cichlidae africains, originaire du delta du Niger. D’une grande intelligence, cette espèce reconnaîtrait individuellement les êtres humains. »

15 mars
Le soir, je contemple la ville à travers la baie vitrée. Les avenues brillent comme des anguilles de feu, et les fenêtres des tours sans sommet sont de curieuses lucioles alignées. Je reste des heures comme ça. Je pose les mains contre la vitre, j’approche mon visage ; il se forme alors une auréole de buée qui vient troubler le tableau nocturne. J’aime ce flou artistique. Mes lèvres touchent le verre, cette épaisseur froide qui me sépare du monde... J’essaie de me persuader que c’est moi qui suis libre, seul, alors que le monde entier a été mis sous verre. Parfois ça marche. Les choses du dehors s’évanouissent ; l’extérieur se trouble, et moi seul suis dans la justesse, dans la vérité. Dans l’existence exacte, en phase avec elle-même.

17 mars
            Ils m’ont bien eu en dissimulant leurs œufs. Me voici devant le fait accompli : dès que je m’approche, les pelmatochromis kribensis mettent à l’abri dans leur bouche un essaim d’alevins, ainsi que le font la plupart des espèces de cichlidae. Mais chez mes hôtes, il s’agit juste d’un réflexe, car dès qu’ils m’ont reconnu ils laissent leurs petits s’éparpiller aux alentours immédiats du nid. C’est une preuve de confiance, d’amitié même, qui me touche. Et même si le mâle me surveille toujours, je suppose qu’il a compris désormais qu’il n’avait rien à craindre de moi, bien au contraire.

19 mars
Quelque chose a changé. C’est dans l’atmosphère, je crois. Elle est plus lourde et plus humide. Plus dense et plus pesante. A cause du changement climatique peut-être, du réchauffement de la planète. Probablement à cause de cela, oui. Ça me donne des pensées bizarres, de drôles d’idées qui flottent à l’intérieur de mon crâne. J’ai moi-même l’impression de flotter quand je me déplace. J’ai dû grossir, ou bien maigrir, je ne sais pas. C’est peut-être parce que je fais du tai chi chuan. Des enchaînements de mouvements lents et harmonieux, des étirements. C’est beau, et ça me fait tellement de bien. J’en fais toute la journée, devant la baie vitrée. Je trouve plein de vidéos pédagogiques sur YouTube. Je me regarde les reproduire dans le miroir sur pied. Je m’observe. Je vérifie. Je me surveille. Je suis vraiment zen en ce moment.


20 mars
Les alevins ont disparu. Pas par manque de nourriture en tout cas, car je leur en ai fourni une en poudre, spécialement adaptée à leur taille infime. Je dois donc me rendre à l’évidence : leurs parents les ont dévorés. Peut-être cherchent-ils à me signifier quelque chose de la sorte ? Quoi qu’il en soit, l’œil noir et or me fixe toujours, et j’ai la nette impression qu’il scrute la moindre de mes pensées.

23 mars
            Aujourd’hui, ma petite amie est passée à l’improviste m’annoncer qu’elle souhaitait rompre. Je me suis rangé à sa décision sans discuter. J’ai voulu profiter de l’occasion pour lui montrer quelques enchaînements de tai chi chuan, mais à peine avais-je esquissé le dragon Inondation plonge dans la mer, mon préféré, qu’elle m’a demandé si je me moquais d’elle. Je n’ai pas relevé son agressivité ; je me suis dit qu’elle ne devait pas être dans son assiette, vu les circonstances. Mais elle a cru bon d’ajouter le couplet habituel sur ces balivernes qui m’indiffèrent : chercher du travail, aérer le studio. Elle m’a vraiment déçu. Comment a-t-elle pu abaisser notre dernière entrevue à pareilles trivialités ? M’étais-je à ce point trompé sur cette fille ? J’ai bien essayé de la retenir pour lui expliquer ce qui m’arrivait avec les pelmatochromis kribensis, mais elle n’a même pas daigné leur accorder un regard. En prenant congé, elle m’a conseillé d’aller me faire soigner, comme une ultime pique. J’aurais pu lui servir la pareille : si des êtres aussi merveilleux que mes hôtes n’ont pas suscité son intérêt, c’est que quelque chose ne tourne pas rond chez elle, et qu’en tous les cas nos chemins divergent en effet. A y bien réfléchir, je ne la trouvais plus si désirable de toute façon. Ces longues jambes inutiles, ces bras disgracieux. Sans membres, elle eût été beaucoup plus attirante. J’aurais dû le lui dire.

29 mars
L’air m’étouffe. La pollution ?... Par précaution, j’effectue de longues apnées.

1er avril

Je n’ai rien fait pour me dégoter un nouvel emploi. Je ne souhaite plus perdre mon temps à travailler. Je désire simplement rêvasser dans mon vingt-cinq mètres carrés, améliorer mon tai chi chuan, observer la ville et ses lumières dans la nuit ; surtout, m’occuper de l’aquarium. Servir les pelmatochromis kribensis. J’ai compris ce qu’ils voulaient me dire en éliminant leurs premiers enfants. Ça n’est pas ce genre de progéniture qu’ils réclament – puisque c’est  moi, ma présence à leurs côtés. Non comme un ami, encore moins comme un gardien ou un père bienveillant, mais comme un fils, un petit à éduquer, à qui l’on fait découvrir le monde. Car je suis comme eux ; ils l’avaient compris dès le départ. Je suis comme eux, ou plutôt je vais le devenir. Et ils vont m’y aider. Ils ont tant à m’apprendre, eux qui sont tellement plus subtils, plus sensibles et plus sages que les êtres humains. J’ai acheté un nouvel aquarium pour pouvoir les rejoindre. Un bac de mille cinq cents litres : 2 m x 90 cm x 90 cm. C’est énorme. J’ai dû louer une camionnette et faire appel aux services de déménageurs pour l’installation, juste contre la baie vitrée. Ça m’a coûté mes dernières économies, et c’est très bien ainsi. Je ne suis plus sorti depuis, pour pouvoir le préparer. Mes maîtres seront si heureux dans leur nouvel univers. Tellement plus vaste. J’ai tout fait au mieux pour eux. Et pour moi. Avec un cutter je viens de me tailler des branchies de chaque côté du cou. J’ai déjà fait un test dans le lavabo rempli : elles fonctionnent à la perfection. Le sang a giclé avec force contre la petite armoire à glace, mais je n’ai ressenti aucune douleur –  juste une douce palpitation chaude, preuve que la transformation s’était déjà effectuée en moi. Celle-ci parmi d’autres. Je serai bientôt exactement à leur image, l’un des leurs. J’ai tout prévu, jusqu’à cette extase qui m’envahit déjà corps et âme. Adieu, anciens frères humains ; je vous laisse à vos airs de liberté – à présent je plonge dans le clos infini des rêves aquatiques.








Le moustique 

de Brigitte Bernard




En ce début de soirée, l’atmosphère est tiède, chargée d’humidité et d’électricité. D’épais nuages barrent l’horizon. Je n’ai aucune envie de bouger. Installée confortablement contre ce mur de pierres, je me laisse aller à la somnolence…
Zzzzzzzzzzzzzzzzzz…
Une note légère vient de briser le silence. Faible et sourde d’abord, la voilà qui s’amplifie, jusqu’à vibrer dans l’air qui m’environne. Je ne distingue rien encore, mais je devine…
Bzzz-Bzzzzzz… Bzzz-Bzzzzzz…
Un long moustique, épais et tigré, volette à quelques centimètres de moi en sifflant sa mélodie monocorde. Je ne sais s’il m’a repérée, mais je peux pour ma part observer sa danse joyeuse : il virevolte, tournoie sans effort… Ses ailes fines, voilures transparentes aux mosaïques sobres, s’agitent gaiement, battent l’air à vive allure… Son corps fuselé fend l’air avec  agilité. Monte, et descend, plane un instant, puis se redresse fièrement…
Qu’il doit être bon de pouvoir voler ! Que j’aimerais connaître cette capacité à se mouvoir sans contraintes… Voltiger sans fil, se détacher de toute gravité…
Bzzz-Bzzzzzz… Bzzz…
L’impudent ! Voilà que l’insecte zébré se pose, là, un peu plus haut au-dessus de ma tête. Trompe en spirale, il semble sourire au crépuscule, à la lune blanche qui l’éclaire et duplique en ombre chinoise sa silhouette ailée. Son ventre bombé atteste d’une orgie récente… S’est-il gorgé du sang chaud d’un animal errant ? S’en trouve-t-il repu ou simplement mis en appétit ?
Sa pause n’est que de courte durée. Pliant ses pattes oblongues, il prend son élan, saute dans le vide… Et recommence sa ronde infernale… Bzzzzzzzzz…
Bzzzzzz…
C’est qu’elle commence à m’agacer, cette bestiole ! J’attends que le moustique revienne près du mur, s’y agrippe un instant. Puis je m’avance à pas feutré vers lui…
Ça y est, il m’a vu… Va-t-il continuer à me narguer insolemment ? Non, je le sens qui s’affole, bzzzzzz… Panique, bzzzzzzz… Hésite encore sur la direction à prendre, bzzzzzzzz… Prend son envol, bzzzz… BZZ !
Ha, ha ! Mauvais choix ! Une large toile, invisible à ses yeux, a soudainement - et brutalement - arrêté sa course. Elle l’aimante sans pitié, l’aspire, le happe…
Qu’il est misérable à présent, prisonnier d’un espace qu’il ne maitrise plus ! Il se débat - le pauvre ! Mais ses ailes collées n’arrivent qu’à se déchirer. Il tord son petit corps. Et ses longs membres empêtrés luttent sans espoir contre ces liens cruels qui le retiennent…
BZZZZ… BZZZ…
Je m’approche lentement. Je vois bien qu’il fatigue. Il tremble, l’animal ! Il sait que j’arrive, rassemble ses dernières forces, s’exténue en vaines excitations.
Patience… Je ne suis pas pressée… Je me plais à sentir sa terreur…
Mais déjà il est épuisé et fatalement se résigne. Sa fin est proche ; sa lutte, terminée. Il abdique, s’immobilise. Se tait.
Lorsque j’arrive à sa hauteur, un dernier sursaut, instinct de survie, le pousse à agiter une dernière fois ses ailes abimées. Il tend vers moi son aiguillon tendu et ses chairs gonflées d’hémoglobine.
D’un coup vif, je le neutralise, injectant en son sein mon venin foudroyant. L’effet est immédiat. Il ne bouge plus. Ne vibre plus. Ne tremble plus. Ne siffle plus… Enfin !
Je le roule, l’empaquète, le « cocoone »…
Il va dormir ainsi quelques heures - ou quelques jours - dans mon garde-manger.
Car il fait encore trop chaud pour l’instant, et je n’ai guère faim… Pour l’instant, alors que la nuit tombe sur ce mur de pierre, je préfère me laisser aller une nouvelle fois - petite araignée que je suis - à une douce somnolence… Et malheur au moustique qui viendra m’en extraire !















  Entre chiens et loup   

de Numa Thierry-Beltran (15 ans)
1er prix ex-aequo catégorie (- de 18 ans)



La vie de Marc était simple. Depuis la mort de ses parents, il vivait dans une maison à l'abri du monde où il coulait des jours heureux.
 Il y vivait seul entouré de ses chiens, il en avait quatre et les adorait. Non seulement ils étaient beaux et intelligents mais en plus ils lui étaient très utiles. En effet, Marc n'aurait pu se déplacer dans la neige sans son traineau, ni même chasser sa nourriture sans l'aide de leurs crocs acérés.
La solitude, bien que quotidienne, ne le dérangeait absolument pas et pourtant  le village le plus proche se trouvait à des dizaines de kilomètres. Partout où se posait son regard, la neige s'étendait à perte de vue, omniprésente. Ce  mode de vie très inhabituel, il l'adorait.
Chaque jour se répétait inlassablement: il se levait tôt, mangeait en vitesse, attelait ses chiens et partait chasser par besoin, mais le plus souvent par pur plaisir.
Un jour, tandis qu'il fendait la neige tiré par ses plus fidèles amis, il aperçut une forme au loin, presque irréelle, une ombre immatérielle qui lui faisait face, le dévisageant à l'aide de deux disques ovales gris qui n'étaient autres que ses yeux. C'était un loup, jamais il n'en avait vu de si beau. L'animal était indescriptible on ne pouvait le fixer plus de quelques secondes avant qu'il ne bondisse répétant inlassablement la même danse enivrante.
Quand enfin il put l'observer calmement il ne put en détacher ses yeux. Blanc, bien que parsemé de quelque tâches noires, il se fondait dans la neige. On ne voyait que lui, pourtant il était comparable à une ombre dans le noir le plus total, un éclair insaisissable dans un ouragan de lumière pure. Ses mouvements étaient fluides et bien qu'il se déplaçait incessamment, aucun de ses gestes n'étaient inutiles. Bien au contraire, tous les enchaînements de sa parade endiablée semblaient calculés au préalable. Marc savait qu'il ne pourrait s'en approcher sans que l'idyllique créature ne s'échappe. Il sentit monter en lui l'irrépressible désir de le capturer : il essaya donc de l'attirer par tous les moyens possibles.
Dans un premier temps,  il laissa des morceaux de viandes encore rougeoyants afin de l'attirer, ce qui eut l'effet désiré. Le loup dérobait la nourriture et chaque jour se rapprochait de plus en plus de la maison, attendant l'offrande qui lui semblait due. Ensuite, Marc essaya différents stratagèmes pour attraper sa proie. Pour commencer, il plaça de la viande sous une cage renversée soutenue par un bâton, lui même attaché à un fil. Il eut beau attendre patiemment, l'intelligent animal ne vint pas. Mais dés que Marc eut détourné le regard, intrigué par un bruit suspect provenant de la cuisine, le loup en profita pour sortir, se saisir du morceau de viande, et s'enfuir.


Dans un second temps, il posa des collets dissimulés dans la forêt, les vérifiant chaque jour, mais l'animal ne se fit jamais prendre.
Il n'osait utiliser des pièges à loups de peur de blesser la bête mais il abandonna tout de même la méthode douce et déploya tous les moyens possibles pour le chasser.
Il ne dormait plus, ne se nourrissait plus, affamait ses chiens, la quête obsessionnelle de l'animal rendait Marc fou.
Chaque jour, ce dernier entamait une course diabolique, qui se soldait irrémédiablement par un cuisant échec. Les chiens étaient au bord de l'épuisement, leur maître également et leur état santé était de plus en plus précaire, les rendant plus fragile à chaque instant.
Les animaux désormais esclaves et autrefois si beaux étaient devenus squelettiques, leurs os saillaient à travers leur peau sale et couverte de poils drus, épais et secs. Leurs couleurs étaient ternies et ils ne resplendissaient plus, leur fidélité les poussaient à la mort. 
Cela se produisit au cours d'une longue course effrénée. Les chiens, fidèles puisaient dans leurs maigres réserves, dans le but de tirer le traineau et d'aider leur maître dans son entreprise délirante. Cette course fut fatale. Le chien le plus faible, qui était aussi celui qui tirait le traineau avec le plus d'ardeur tomba à terre et son maitre eu beau hurler, la bête exténuée mourut dans un dernier soupir à peine audible. Marc, à la fois démoli et obstiné, attela ce qui restait de ses chiens et rentra.
Les jours suivants, il voyait le loup qui semblait le narguer, l'invitant à le rejoindre et à sombrer de nouveau dans l'infernale folie qui l'avait saisi malgré lui. Il était encore captivé par la bête mais il restait sous le choc des conséquences de son engouement et ne risquerait plus la vie de ses chiens tant que son plan ne serait pas parfait.
Une fois que ses fidèles compagnons eurent repris des forces,  il partit chasser plus pour s'aérer les idées que pour s'approvisionner, car il disposait déjà de nourriture en quantité suffisante. Cette fois ci, il s'aventura profondément dans la forêt, il n'était jamais parti aussi loin.
Il marchait suivi de ses trois chiens quand il entendit un bruit d'eau. Voulant comprendre d'où il provenait, il attacha ses chiens à un arbre et partit en quête de la source. Ne trouvant rien de concluant, il revint sur ses pas et vit une scène qui le  stupéfia. Deux de ses chiens gisaient au sol le cou lacéré, le troisième blessé aboya contre son maitre dés qu'il le vit, le menaçant de ses puissants crocs. Il le détacha délicatement les mains tremblantes, pleurant à chaudes larmes.
Il rentrait, désespéré, se demandant comment effectuer le trajet à pied quand un corps chaud l'effleura, c'était le loup ! Tant d'efforts et de souffrances pour parvenir à le capturer ! L’animal, docile, se laissa caresser et attacher. Après les avoir sanglés, il rentra à la maison.
 L'heure était entre chien et loup lorsque Marc se ressaisit et décida que ses défunts amis méritaient un enterrement digne de ce nom. Quand il arriva sur les lieux du drame, il suivit le bruit d'eau qui le mena à une cascade. C'était l'endroit idéal pour la sépulture de ses fidèles amis. Il se mit à creuser la tombe, soucieux.
Quand le travail fut fini, il s'accorda un instant de répit. Soudainement et presque doucement quelqu'un ou quelque chose le poussa. Marc essaya de résister mais il bascula dans la fosse qu'il avait creusée pour ses chiens. Quelque chose se glissa dans le trou, c'était le chien ou le loup, Marc n'aurait su les distinguer. L'animal sauta et le mordit au cou ...

Marc se laissa tomber de tout son poids. Qui l'avait mordu ? Laquelle de ses bêtes l'avait si justement trahi? A demi-inconscient, il se laissa mourir impuissant, regrettant la folie qui l'avait conduit à sa fin...













Les loups 

de Lylaève Vaillandet (15 ans)
1er prix ex-aequo dans la catégorie (- de 18 ans)



 «Antoine.»
   Il ne prit même pas la peine de se retourner. Il connaissait cette voix, celle qu'il espérait entendre depuis le début de toutes ces venues. La voix de son meilleur ami.
 «Nyo. Que me vaut l'honneur?
   -Pourquoi?»
   Un seul mot. Juste un seul. Suffisamment pour faire s'effondrer le peu d'espoir qui lui restait. Suffisamment pour lui faire ressentir cette souffrance qu'il ne connaissait que trop. Sa seule réponse fut ses mains se crispant contre son jean.
 «Pourquoi? Répéta Nyo avec un ton à mi-chemin entre la douceur et l'incompréhension. Je veux juste comprendre.»
   Antoine garda les yeux fixés vers le bas, comme hypnotisé par le spectacle à ses pieds. Puis, après un long silence, il porta sa main lasse à son visage tout aussi fatigué. Nyo soupira, conscient que son ami ne lui répondrait pas, et reprit d'un ton qu'il voulait moqueur:
 «Tu pouvais pas faire ça dans ton coin, hein? T'as vu les choses en grand, comme d'habitude.
   -Le Boss Final des Internets mérite bien une mort dont tout le monde se souviendra, non?»
   Il joignit à ces mots deux bras fièrement levés vers le ciel, défiant les dieux une dernière fois. Ironiquement, le vent se mit à souffler furieusement, hurlant avec rage contre celui qui provoquait le jugement divin. 
    Nyo fixa impassiblement cet homme dont la chevelure brune folle ondoyait au vent, puis s'approcha prudemment de son ami et s'assit à côté de lui, sur le bord du toit, les pieds pendant nonchalamment vers la foule en contre-bas. Dégoûté par le vide menaçant qui lui donnait le vertige, il préféra regarder le ciel dégagé, plissant les yeux à cause du soleil éblouissant.
 «Belle journée pour mourir.
   -Magnifique... Répondit-il dans un souffle qui se perdit dans celui du vent.» 
   Un ange passa, avec la lenteur réservée à ceux qui ont trop de choses à se dire pour trop peu de mots.
 «Explique-moi pourquoi...
   -A cause de Mathieu.»
   Sa voix se cassa à ce nom, en même temps que ses dernières défenses, libérant toutes ses émotions refoulées. Sa lèvre se mit à trembler et il ferma les yeux, tanguant dangereusement vers ce vide qui l'appelait de promesses doucereuses.
   Nyo le dévisagea longuement, jusqu'à ce qu'il retrouve son masque d'impassibilité. Evidemment que c'était à cause de Mathieu. Mais pourquoi? Pourquoi le suicide de son amant l'avait anéanti à ce point? Pourquoi lui, l'homme le plus fort qu'il connaissait s'était laissé abattre, jusqu'à vouloir mourir à son tour? Comme les vieux fantômes qu'ils étaient, des souvenirs submergèrent ses pensées. Toutes ces nuits à réconforter un Antoine en pleurs après l'enterrement de Mathieu. Alors qu'il aurait dû faire son deuil, se reprendre. Continuer à vivre, tout simplement.
   Les deux amis restèrent dans ce silence presque agréable, leur attention portée sur la rue bondée de gens attendant calmement le saut de l'ange déchu.
 «On dirait des loups.»
   Antoine lança un regard étonné à son ami, auquel celui-ci répondit:
 «La foule. On dirait une meute de loups. Ils attendent que tu sautes pour assouvir leur soif de sang et de mort.»
   Les yeux d'Antoine détaillèrent la vague de monde. Il ne voyait pas leurs visages, mais il distinguait parfaitement leur posture: nez pointés vers le ciel, immobiles. Il avait raison, c'était des loups. Et il était leur proie. La brebis égarée un peu trop proche du bord de la falaise.
 «Et tu vas leur donner ce qu'ils veulent, n'est-ce pas? Tu vas sauter et t'écraser en bas, à la merci de leurs crocs? C'est tellement plus facile, hein?! Juste se laisser tomber, comme tu vas nous laisser tomber nous, tes fans, ta famille, tes amis. Tellement facile. Juste une petite poussée...»
   Chaque mot arrachait le cœur de Nyo, mais il continuait à dire ce discours s'écrivant naturellement dans son esprit, comme en transe, parce qu'au fond, il savait que c'était le seul moyen de le faire réagir.
 «Mais tu sais quoi? Même si vivre est plus dur qu'abandonner, c'est aussi le seul moyen de prouver que tu es plus fort que tout ça. Montre-leur, à tous! Montre-leur que tu peux continuer!»
   Une larme roula sur la joue d'un Antoine hésitant et perdu. Une larme rapidement suivie par des centaines d'autres, amères.
   Nyo profita de ce moment de faiblesse pour se lever et saisir le bras d'Antoine pour obliger ses yeux larmoyants à rencontrer les siens.
 «Allez, viens. On a plus rien à faire ici, Antoine.»
   Sa main glissa le long du bras du plus grand et vint se loger dans sa paume tremblotante. Antoine  serra ce dernier fil qui le rattachait à la raison et sourit tristement à son ami. Puis son expression changea: son regard fixa l'horizon et une lueur déterminée et animale s'y alluma. Il ouvrit la bouche, sembla chercher ses mots et, prenant la ville de lumière qui s'offrait à lui comme témoin, il clama d'une voix claire:
 «Mathieu m'a laissé une lettre, tu sais. Dedans, il expliquait tout. Pourquoi il se rapprochait autant de toi. Ses regards, ses attitudes... J'ai été bête. Bête, naïf et aveugle. J'aurais dû voir. Mais je n'ai pas vu. Je n'ai pas voulu voir. Il soupira et reprit. Il explique aussi pourquoi il s'est suicidé. Parce qu'il n'arrivait pas à choisir entre nous deux. Il t'aimait. Autant qu'il m'aimait, moi, son petit ami. Il m'a tout dit. Tout. Même ce que je n'aurais jamais voulu entendre.»
   Il empoignait maintenant la main de Nyo avec tant de force que tout son bras en souffrait. Mais il ignorait la douleur, pâle et pétrifié d'horreur, son cœur battant dans ses tempes.
 «Il n'assumait pas ses sentiments envers toi et ne supportait plus de me mentir. Alors il s'est suicidé, nous laissant avec ça. C'était un enfoiré. Un lâche. Juste un lâche...»
   Antoine leva le menton avec ce que l'on aurait pu décrire comme de la fierté, se retourna pour plonger une dernière fois son regard dans celui d'un Nyo tremblant et brisa le lien qui unissait leurs mains.
 «Je ne suis pas faible.»
   Nyo sursauta. Les loups au sol hurlaient à l'unisson.
 «Il faut juste que quelqu'un paie pour lui.»
   Il se laissa tomber en arrière, ses bras étreignant le ciel.








La nouvelle de Jean-Christophe Perriau, un des 10 textes retenus, intitulée "Les pigeons", n'est pas disponible sur ce Blog, l'auteur ayant préféré la conserver pour d'autres concours.

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