Nouvelles lauréates du concours adulte

Pour cette troisième édition du concours de nouvelles de l'association Aé, nous avons décidé de publier le premier prix en Objet Littéraire Postal et de vous offrir les 9 autres nouvelles sélectionnées à lire sur ce Blog. Le concours avait pour thématique "Nos peurs" et les nouvelles ne devaient pas dépasser 1500 mots.
 Bonne lecture à tous ! Félicitations aux 10 lauréats !

Le premier prix est décerné à Nathalie Labarre pour sa nouvelle "Nosce te ipsum"


Vous pouvez commander la nouvelle lauréate de Nathalie Labarre "Nosce te ipsum" ou vous abonner aux OLP en imprimant le bon de commande sur le blog :











Craquements


de Jean-Christophe Perriau 

            Vik pousse un profond soupir de soulagement. Les craquements ont cessé. Il regarde de l’autre côté de la pièce. Eva est assise sous le chambranle de la porte de la cuisine, les larmes aux yeux. Léa, leur fille de quatre ans, est blottie contre elle.
-    C’est fini, papa ? J’ai peur.
Vik regarde le verre d’eau sur la table. L’eau est immobile. La vague est passée.
-    Oui, ma chérie, c’est fini.
-    Ça va revenir ?
-    Oui, ma puce. Mais tu n’as plus rien à craindre, tente-t-il de la rassurer. Ce ne sont que des répliques. C’était moins fort, là. Non?
-    Je crois, répond-elle sans conviction.
Vik se tourne vers sa femme. Deux nuits sans sommeil ont mis leurs nerfs à rude épreuve. Deux jours et deux nuits où ils ont cru que le ciel allait leur tomber sur la tête. Que la terre allait les engloutir.
Vik redoute ces effroyables craquements qui les font courir sous les chambranles. Qui aurait cru que l’encadrement des portes serait la partie la plus sûre de cette maison dont Eva rêvait et que Vik a enfin pu lui offrir à force d’énormes sacrifices et d’incalculables heures de travail ?
L’argent nécessaire à l’indispensable apport personnel a été très long à amasser : dix mille dollars si difficiles à épargner. Mais ils y sont enfin parvenus et le prêt a été validé. Puisque c’est dans l’air du temps, ils seront eux-aussi propriétaires. Peu importe l’impact que cela aura sur leurs conditions de vie. Peu importe les efforts. Peu importe l’endettement, les années de remboursement. Il lui avait promis, il l’a fait. Un homme, un vrai.
Vik se rappelle les innombrables visites aux banques, les refus qui se succèdent, les déprimes d’Eva. Il faut dire qu’avec ses faibles revenus, l’espoir de voir une banque les accepter est mince. Il se rappelle le prospectus fixé sur le frigidaire. Plus rien n’existe que ce morceau de papier glacé sur lequel s’affiche leur future demeure. Il se rappelle les heures supplémentaires, les vacations à l’hôtel. Et puis la chance qui sourit : son frère qui lui propose des extras le week-end en tant que chauffeur. De quoi repaitre enfin les vautours des maisons de crédit. Des semaines entières sans avoir la chance de voir Léa grandir. Vik s’est couché un soir alors que sa fille avait deux ans, quand il s’est réveillé, elle en avait deux de plus. Maigre consolation : le compte d’épargne avait grandi lui-aussi.
Vik prend Léa dans ses bras, et la famille s’effondre dans le canapé de cuir flambant neuf que la nouvelle maison exigeait. Leur vieux clic-clac n’a pas suivi. Il ne cadrait pas.
Vik saisit la télécommande du nouvel écran plat et zappe d’une chaine à l’autre. Toutes affichent le même programme : la couverture du tremblement de terre, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les mêmes images de désolation se succèdent : un pont suspendu dans les airs, dont les jointures se sont effondrées de part et d’autres, emprisonnant plusieurs voitures ainsi qu’un bus scolaire. La caméra se rapproche, les images des enfants en larmes envahissent les écrans du pays. L’opération de sauvetage héliportée sera un succès médiatique incontournable. L’image d’un immeuble effondré sur un nombre encore inconnu de victimes chasse les hélicoptères. Le reporter assure que les recherches n’ont pas cessé une seconde. Il espère, la voix émue, que les chiens trouveront des survivants. Gros plan sur un berger allemand. Les images se déplacent dans une soigneuse mise en scène vers ce stade où les militaires ont monté en un temps record une multitude de tentes destinées à abriter ceux qui auront perdu leur toit. Tout cela semble parfaitement orchestré. Les grandes chaines d’information continue auraient-elles déjà écrit le scénario ?
Léa aperçoit l’eau onduler légèrement dans le verre.
-    Papa, l’eau !
-    Vite ! hurle Vik, à vos places.
Chacun se rue sous son chambranle, dans une chorégraphie devenue si fréquente. L’instant d’après, un effroyable craquement leur soulève le cœur. Les cloisons de bois grincent les unes après les autres, les unes contre les autres. Léa regarde une nouvelle fois au-dessus d’elle, trop jeune pour réaliser que le véritable danger est sous ses pieds. Deux maudites plaques qui refusent de s’épouser harmonieusement.
L’harmonie, Vik semblait l’avoir trouvée. Une femme de nouveau radieuse, une famille heureuse, fière de son lopin de terre. Jusqu’à ces monstrueux craquements et ces incontrôlables secousses. Trente secondes. La secousse a duré exactement trente secondes. Trente secondes pendant lesquelles il a été incapable d’esquisser le moindre geste, cloué au canapé par les convulsions de la planète. Trente secondes durant lesquelles il a vécu les deux plus grandes peurs de sa vie : perdre sa famille… et sa maison.
Lorsque le sol a enfin cessé de vibrer, Vik s’est précipité dans la cuisine. Eva était à genoux, serrant contre elle Léa qui hurlait de terreur au milieu des débris de vaisselle. Il a pris sa fille dans ses bras, et a entrainé les siens vers le jardin. Les autres familles du lotissement ont eu le même réflexe. A moins d’être engloutis par le sol, ils ne risquaient rien dehors.
-    Ce n’est rien, a lancé un homme, l’air sûr de lui. C’est un tremblement de terre. J’en ai déjà connu en Californie, il n’y a rien à craindre. Préparez-vous à subir d’autres secousses, mais ce n’est plus dangereux. Ce sont les plaques qui se remettent en place. Le plus dur est passé. Nos baraques ont tenu bon, c’est le principal.
-    Ça c’est vrai, a approuvé un autre, encouragé par le sourire rassuré de son épouse. On peut rentrer, alors.
-    De toute façon, a rétorqué le premier, il est hors de question que j’abandonne ma baraque.
L’idée de quitter la maison n’a pas non plus effleuré l’esprit de Vik. Pas plus que celui d’Eva. Même temporairement, c’était inenvisageable.
-    Vous verrez, ça va se calmer, a certifié le premier voisin. Si ça peut vous rassurer, il y a un truc pas mal : vous mettez un verre d’eau sur une table. Dès que l’eau bouge un poil, vous vous mettez à l’abri sous les chambranles. C’est l’endroit le plus sûr. Et allumez la télé : s’il y a des risques, ils en parleront.
Alors chacun est retourné dans sa propriété, a allumé la télé et a attendu dans l’angoisse la suite des évènements. Les secousses se sont effectivement succédées, avant de s’espacer et de diminuer en intensité, non sans abandonner derrière leur passage de terribles craquements.
A l’écran, les images et les commentaires se voulaient rassurants : l’épicentre était plus au nord et ils ne faisaient pas partie des plus exposés. Pour preuve, aucune maison du lotissement n’avait connu le moindre dégât. Les spécialistes tentaient de persuader le public que le danger s’éloignait et qu’il était inutile, voire déraisonnable, de quitter la région. Pourtant, les files de voiture fuyant le danger par les rares voies encore indemnes ne cessaient de s’allonger.
Voilà deux jours que le tremblement de terre a frappé. Les secousses ont beau s’éloigner, la peur persiste, épuisante, usante. Les répliques à répétition leur interdisent tout sommeil prolongé. Les traits d’Eva sont tirés par la fatigue. Le sol tangue mollement sous les pieds de Vik. Un dernier craquement fait trembler la maison. Il se redresse et ramène une nouvelle fois les siens sur le canapé. La journaliste annonce qu’un nouvel aftershock d’une amplitude de 4.7 vient de secouer la région. Vik confirme silencieusement d’un sourire narquois.
L’eau redevient immobile dans le verre. Léa baille à s’en décrocher la mâchoire. Le reportage s’achève abandonnant la place à une voix qui annonce la fin de la couverture permanente du séisme qui aura coûté jusque-là la vie de trente-cinq personnes dont huit enfants. Un miracle, selon certains. Dans la foulée, la voix annonce la reprise des programmes habituels. Une lueur éclaire le visage de Vik : si la télé reprend ses programmes, alors la vie va reprendre son cours. C’est fini, se dit-il avec soulagement. Comme pour corroborer son raisonnement, le jingle des publicités réinvestit l’écran. Le premier spot amène un sourire sur les visages de la famille.
"Fatigués de payer un loyer exorbitant ? Marre de voir votre argent partir en fumée pour un logement qui ne sera jamais à vous ? Faites comme 60 % de vos concitoyens : devenez propriétaires ! Venez profiter de cette offre exceptionnelle…"
Vik voit la maison qui les a tant fait rêver apparaître derrière le vendeur. On dirait la leur. Les volets blancs, les tuiles provençales, le pin dans le jardin, la terrasse de grès… un rêve devenu réalité. Une offre exceptionnelle.
Qu’il a eu si peur de perdre.

Hypnotisés par le spot qui les a tant fait rêver, personne ne remarque l’eau onduler de nouveau dans le verre…






En attendant Jean


de Marie-Line Cecchy-Garcia 


C’est encore ce rêve. Je sors de chez moi. Je croise le voisin, qui ne répond pas à mon « Bonjour ! ». Puis chez le boucher, je suis accueillie avec une indifférence inaccoutumée. Ce brave Eugène ne me remet pas, il boude lui aussi mon salut matinal. Il me sert sans la pointe de taquinerie habituelle. C’est comme si je n’avais pas été cliente depuis plus de trente ans. C’est pesant, ce sentiment d’être étrangère à sa propre vie… Et puis dans la foulée, je me retrouve sur ce quai de gare. Je monte dans un train. Je n’en connais pas la destination. Je prends conscience que je ne sais pas où je vais. Je panique. Je veux descendre. Pourquoi Jean n’est-il pas avec moi ? Qu’est-ce que je fais seule dans ce train ? Je suis perdue…
Et c’est là que je reprends mes esprits. Je suis couchée, ce n’était qu’un rêve… La transpiration colle mes cheveux sur le front. Ma chemise de nuit est trempée. Le lit est simple. Où est Jean ? La chambre m’est inconnue. Elle sent le désinfectant et le pot de chambre oublié. C’est ça ! Je dois être à l’hôpital. Je délire à cause des médicaments… Mais de quoi ai-je été opérée ? Pas de transfusion. Pas de pansements qui indiqueraient une cicatrice. Seule une sonde sort de ma bouche. Son embout est scotché sur ma poitrine. Peut-être ai-je été amenée ici à la suite d’un malaise. Peut-être suis-je simplement en observation. Jean viendra sans aucun doute me voir demain. Il m’expliquera. Enfin, c’est étonnant qu’il n’ait pas demandé à rester près de moi…
Quand il avait été opéré de sa hernie, on m’avait installé un lit d’appoint, pendant tout le temps de sa convalescence. Peu avait importé le surcoût de son hospitalisation : nous n’avions pas été séparés, cela avait été l’essentiel… Peut-être que ce service n’est pas dispensé par l’établissement.
Pas moyen de me rappeler ce qui m’a amenée là ! Fichue mémoire ! Mes souvenirs d’enfance m’apparaissent pourtant encore plus nets qu’avant. Une promenade en vélo, à l’âge de douze ans m’est revenue dernièrement. Ma mère m’avait envoyée cueillir des branches d’aubépine pour ma communion. Je revois le centre de table magnifiquement orné des fleurs odorantes : cela remonte à plus de soixante ans ; c’est dire si mon premier disque dur a été mieux gravé que le dernier !
Au petit matin une infirmière entre dans la chambre. Elle vient sûrement vérifier que je reprends mes esprits. Je tente de me redresser. C’est comme si j’avais pris cent kilos dans la nuit. Impossible d’accueillir cette femme avec plus de dignité : je suis comme clouée au lit ! Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Elle me passe un gant humide sur le visage. Comment a-t-elle deviné que j’avais transpiré ? Pas moyen d’articuler trois mots ! Il faut pourtant que je sache ce que je fais ici. Je veux appeler Jean. Pourquoi m’a-t-il abandonnée ? Cela ne lui ressemble pas. Et cette voix qui ne sort pas ! Pourquoi ne puis-je rien dire ? Je suis paralysée ! C’est ça ! Je suis prisonnière de mon corps !
J’ai dû avoir une crise cardiaque. Peut-être ai-je été inconsciente quelques jours. Mais Jean va bien arriver. Il va tout m’expliquer. Maintenant que j’ai émergé, je vais pouvoir rentrer à la maison. Ils vont se rendre compte que je ne suis plus dans le coma. L’un d’eux va lire dans mes yeux que je suis de retour parmi les vivants.
Je reste seule dans cette chambre un moment qui me parait interminable : j’ai le temps de scruter la lumière du jour qui filtre au travers des volets. Des bruits me parviennent des couloirs : des chariots qu’on pousse, des portes qui s’ouvrent, des éclats de voix et même des rires de femmes. La vie m’entoure ; je n’en fais pas partie.
Vient l’heure de la toilette. On me découvre pour me savonner. On me retourne pour me laver le dos. On me soulève pour m’asseoir dans un fauteuil, le temps de changer les draps. Les femmes sont efficaces. Il me semble être l’accessoire d’un ballet minutieusement orchestré. Les femmes parlent de leurs enfants, de leur week-end, de leurs amants. Je suis là ; on ne me voit pas. Je supplie avec les yeux ; personne ne s’en rend compte. Les femmes, tout occupées à leur conversation, sortent de la chambre où je repose dans un lit frais et rêche.
Combien de temps vais-je végéter dans l’oubli du genre humain ? La vie me joue un vilain tour : j’ai l’impression d’être une figure du théâtre de l’absurde. Il n’y a que Jean qui puisse me sortir de là ! Il suffit de l’attendre. Lui saura lire dans mes yeux…
Peut-être suis-je restée assez longtemps dans le coma pour qu’il s’autorise à espacer ses visites : il ne lui servait à rien de rester des semaines au chevet d’un légume… Cela m’étonnerait tout de même qu’il ne passe pas aujourd’hui prendre de mes nouvelles. Il ne peut pas m’avoir oubliée à ce point ! Cinquante-deux ans de vie commune, ça ne se balaie pas d’un revers de main, même pour un coma !
Je n’aurai toujours pas à craindre qu’il ait refait sa vie. J’ai été si jalouse autrefois… Il était si beau ! Un regard malheureux, un retard de quelques minutes lui valaient une scène. Je lui ai parfois rendu la vie impossible ! Mais il a pris le temps de me connaître. Tout ça, c’était parce que je doutais plus de moi que de lui. J’ai hâte de le voir. Nous deux, on n’a pas besoin de parler pour se comprendre ; lui saura faire la différence… Si seulement je pouvais avoir une idée de l’heure…
Voilà du monde. On me redresse. On décolle la sonde de ma poitrine. On y fixe une seringue remplie d’une mixture brune qu’on m’injecte directement dans l’estomac. L’opération n’a duré qu’une poignée de minutes. C’est un repas rondement mené. Je viens d’ingérer mon premier fast-food ! Les deux hommes sortent de la chambre dans un enchaînement de gestes très professionnels. Pas un regard. Pas une parole. J’ai l’impression d’être un spécimen végétal rare pour lequel on déploie tous les soins sauf ceux qui lui donneraient envie de vivre. La colère monte dans ma poitrine mais elle ne peut pas sortir. Je crois que je vais étouffer de rage. C’est un supplice qui va me rendre folle. Pas besoin de camisole. Je suis déjà emmurée vivante. C’est terrifiant…
Trois jours que j’attends. Où est-il passé ? S’il savait que je suis revenue à moi, il serait là dans l’heure. Il serait même en train de signer les papiers pour la décharge. C’est sûr. Il ne me laisserait pas moisir ici, toute aussi muette et pétrifiée que je sois… Comment leur faire comprendre ? J’ai beau essayer, c’est au dessus de mes forces…
Je m’étais assoupie. Quand j’ouvre les yeux, il est là. Il m’irradie de bonheur, avec son doux sourire, ses yeux pleins d’amour, et sa main posée sur la mienne. Le choc est bouleversant. Je m’applique à un effort surhumain :
_ Jean…
Ma voix est sortie dans un souffle. Il a tressailli :
_ Mais non, maman. Moi, c’est Louis.
Je ne comprends pas. J’ai dépensé toute mon énergie dans l’effort pour parler. Le jeune homme que je ne peux maintenant envisager ni comme un étranger ni comme un familier me caresse la joue. Il semble comprendre ce que je cherche à savoir :
_ Tu as oublié maman. C’est la maladie.
Puis il assène gentiment le coup fatal :
_ Papa est mort il y a dix ans, maman. Il ne faut plus y penser. Ça te fait mal. Mais toi, tu as l’air d’aller beaucoup mieux. Je repasserai la semaine prochaine. Prends soin de toi maman.
L’homme m’embrasse sur le front avant de sortir.

Il n’y a que moi pour entendre le hurlement dans ma poitrine. Je sais maintenant que personne ne viendra me libérer. De toute façon, sans lui, ça n’en vaut plus la peine…












INTRUSION


de Lily DELBUT


En début d’après-midi, mon péché mignon c’est la sieste. Ce jour-là, la canicule me pousse à laisser ma fenêtre ouverte. Acte inconsidéré vu que j’habite au rez-de-chaussée mais pour ma défense la température dans ma chambre avoisine les quarante degrés ! Quel soulagement de sentir une brise tiède propice à mon bien être envahir la pièce. Comme de coutume, je me déshabille ne conservant que mes sous-vêtements et je me glisse avec délectation sous le drap. Eh oui, même à quarante, je ne m’endors que recouverte d’une étoffe aussi fine soit-elle.
Quand je m’éveille, mon horloge interne infaillible m’indique quinze minutes de sommeil. C’est vraiment peu, je dors facilement une heure en général. Est-ce un bruit inhabituel ou bien mon instinct qui a détecté une présence importune et provoqué ce réveil prématuré ?  Toujours est-il que pile au moment où j’ouvre les yeux, je capte un mouvement dans le coin de mon champ de vision : une forme obscure s’immisce par la fenêtre. Je tressaille en réalisant qu’un intrus est en train de pénétrer ma chambre.
C’est terrible la décharge électrique en partance de mon cœur qui se propage dans tout mon corps. Je deviens raide comme un piquet. Mes paupières se compriment comme pour chasser l’image traumatisante. C’est absurde mais une partie de mon cerveau veut croire que j’ai rêvé.
Je n’ai aucune envie de rouvrir les yeux et quand bien même, ma position allongée sur le côté ne me permettrait que de voir un bout du parquet et un petit pan de mur. Impossible de localiser le malfaiteur. Lui par contre…J’ai le sentiment horrible qu’il m’observe en ce moment et qu’il attend un mouvement de ma part pour me sauter dessus ! Je tente par tous les moyens de conserver une respiration régulière en même temps que j’oblige mon visage à se détendre. Je maintiens ma position et prie pour que mon visiteur me croie toujours endormie. Qu’il fasse le tour, qu’il prenne ce qui lui plaira, je m’en fiche pourvu qu’il reparte vite. Mais je sais qu’il n’y a rien à prendre ici, tout au plus quelques vieilles miettes à se mettre sous la dent! Et Benoît qui ne revient pas. Ah les hommes, jamais là quand on a besoin d’eux ! Il ne faut pas une heure pour acheter six œufs et un pot de crème. À tous les coups il a croisé un de ces potes et ils sont tranquillement en train de siroter une bière au café du coin pendant que moi j’ai le temps de me faire égorger cent fois ! Et si je criais, est-ce qu’il m’entendrait au bout de la rue ? Peut-être pas mais les voisins si. Il y aura bien quelqu’un pour me secourir. Pas si sûre, de nos jours on ne peut compter sur personne, mais dans quel monde vit-on !
Si extérieurement je m’accroche toujours désespérément à mon rôle d’impassible dormeuse, à l’intérieur je boue littéralement. Non seulement mon cerveau est en ébullition mais mon sang lui me brûle telle de la lave en fusion. Une chaleur insoutenable consume mon corps entier inondant encore plus mon cou, mes joues, mon front. Bientôt c’est ma tête entière qui brûle comme dans un four. En un temps record, je suis trempée. J’ai l’impression d’être une écrevisse prise au piège dans un bain marie. À cet instant si le fouineur m’observe, c’est certain qu’avec ma tête de homard frit, il devine que je simule. D’ailleurs, me regarde-t-il en ce moment? Mon cœur réagit à cette perspective par une nouvelle décharge d’adrénaline qui me serre la poitrine. Non, non, il n’est pas là pour moi. Il va faire le tour et vite s’en aller, peut-être même est-il déjà reparti. C’est vrai que malgré sa grande taille, le scélérat est d’une discrétion exemplaire. Je suis à l’affût du moindre bruit qui pourrait m’indiquer sa position mais je ne détecte rien. Il faut dire que la lave en fusion qui s’écoule toujours en moi tambourine tant à mes oreilles qu’une fanfare pourrait passer à mes côtés sans que je m’en n’aperçoive.
Je tente de me calmer : tout va bien aller ! Je vais rester là, sans bouger, le temps qu’il faudra, jusqu’à ce que je sois certaine qu’il n’y a plus que moi dans la pièce ou bien jusqu’à ce que Benoît daigne s’inquiéter et vienne. Le temps s’égrène lentement sans que ni la lave qui m’habite ni mon petit cœur bouleversé ne s’apaisent. Combien de temps suis-je resté prostrée ainsi? Trente minutes me dit mon horloge interne mais même elle n’est plus sûre de rien. Au bout de ce qui me semble une éternité, je prends la décision de mettre fin à cette attente infernale. Je ne peux pas rester ainsi tout l’après-midi, je vais finir par fondre et me disloquer dans mon lit.
Prudente j’entrouvre d’abord l’œil gauche, celui qui se trouve contre le matelas. J’inspecte frénétiquement la moindre parcelle du minuscule champ de vision que m’autorise ma position. Jusque-là tout va bien. Très progressivement j’entame l’ouverture de mon œil droit. J’opère une pause stratégique au moment où ma paupière forme une fente suffisante pour observer. Rien, ok ma tension redescend d’un petit cran. Mais elle remonte immédiatement car maintenant il va falloir que je bouge réellement. Il faut que je me tourne pour contrôler le reste de la pièce. A cette pensée, je sens ma volonté flancher en même temps que mon corps. Décidemment celui-ci ne cesse de me trahir. Après s’être électrifié et volcanisé, voilà qu’il se plombe ! Je me sens si lourde que le simple fait de bouger un orteil m’est pénible. Un peu de courage bon sang ! Depuis le temps que je suis plantée là, cette espèce de parasite est sûrement repartie. Je passe à l’action sans plus réfléchir. J’ai juste le temps de subir une dernière auto-électrocution avant de faire volte-face et de m’asseoir en me cramponnant au drap.

Horrifiée je me recroqueville contre la tête de lit. Mon pire cauchemar se joue sous mes yeux : il est là, installé sur le bord du lit ! L’inconvenance de sa silhouette brune sur mon drap blanc me répugne. Il me fixe avec des petits yeux noirs et vicieux. Tétanisée je ne respire plus. Je sens monter du plus profond de mes viscères un courant de terreur indescriptible qui vient se concentrer en une énorme boule au niveau de mon estomac. Je crois que je vais vomir ou bien m’évanouir mais la boule poursuit son ascension tordant mon cœur et oppressant ma poitrine au passage. Elle vient se loger au niveau de mon larynx. Elle va exploser, j’ouvre grand la bouche pour la libérer mais… rien ! Mes yeux s’écarquillent, mon visage se tord d’effroi devant cette nouvelle trahison. Je reste ainsi la bouche béante, statufiée comme une de ces horribles gargouilles de pierres. Totalement démunie, je le vois qui s’approche et qui avec une lenteur perverse se place tout prêt de moi. Bêtement je m’accroche au drap : dernière protection illusoire. Quand je le sens m’effleurer la hanche au travers du tissu, c’est comme si un détonateur explosait en moi. Tous mes membres reprennent soudainement vie, surtout mes jambes qui battent furieusement. En même temps, la boule coincée dans ma gorge se débloque et jaillit en un hurlement abominable. J’ai du mal à réaliser que c’est moi qui ai produit un tel son. Mais les cris suivant confirment mes craintes, c’est bien de moi que proviennent ces hurlements à faire frémir un esquimau !
Au bout d’une éternité de quelques secondes, la porte de la chambre s’ouvre à la volée sur un Benoît affolé. Très vite, sa stupeur laisse place à la détermination. Son regard se durci sur mon agresseur. Il attrape la première arme venue: l’annuaire téléphonique ! Sans laisser le temps à son adversaire de réagir, Benoît abat sur lui plusieurs coups du bottin. Chaque choc m’arrache une sorte de couinement ridicule. Puis Benoît agrippe l’intrus à mains nues et l’envoie valdinguer par la fenêtre. A cet instant je l’aime plus que jamais. Je retire tout ce que j’ai pu dire à son encontre, là il a vraiment assuré.
-C’est bon, c’est fini. Me rassure-t-il.
-Tu es sûr ?
-Oui, il a eu son compte.                        
-J’ai eu si peur.
-Je sais ma chérie. Dit-il en me serrant dans ses bras.
-Moi aussi tu sais. Ajoute-t-il au bout d’un moment, réprobateur. Je tente de me défendre :
-Il m’a touché et il était vraiment monstrueux…
-Je sais mais tout de même…

Je baisse les yeux, honteuse, inutile d’ajouter un mot. Comment justifier que l’on puisse être à ce point terrifié par un être aussi misérable ? De surcroit lorsque l’individu en question n’est qu’un énorme, un répugnant mais je l’avoue un bien inoffensif cafard.








LA PASSAGÈRE

 de Guy Vieilfault


La pleine lune montante étirait l’ombre des noyers sur la chaussée. Des plages de lumière surgissaient à intervalles si réguliers qu’une sorte d’hypnose embrumait ses pensées. La route sinuait au flanc de la colline et les prairies au creux du val disparaissaient sous un brouillard d’où émergeait  - vision surréaliste - un parcours jalonné par les cimes des peupliers bordant la rivière.

Patrice songea que Caroline aurait aimé ce paysage onirique. Après tout, cela n’avait tenu qu’à elle… Au diable Caro et ses afféteries d’intellectuelle de sous-préfecture ! La vie était belle. Le moteur ronronnait comme une chatte repue. Une heure de route tout au plus et il retrouverait le tranquille désordre de sa tanière. Sans Caroline. Et alors ?
Ses doigts pianotèrent, au jugé, les touches du récepteur radio. Les chœurs de la Missa de Gossec emplirent l’habitacle de son véhicule et la nuit déploya ses ailes plus encore. Le tableau de bord baignait de ses quiètes lueurs la plénitude de l’instant. Les brumes, dans la vallée, roulaient leurs flots immobiles.

Elle se tenait là, appuyée au panneau qui indiquait la sortie de Ténac, le pouce  levé. C’est la   nitescence   des  boucles   d’escarpins   captant la lumière  des pha-res  qui avait attiré son attention,  avant  même  la cascadante  rousseur  de  la  chevelure recouvrant les épaules.
Patrice s’arrêta quelques mètres plus loin. Un auto-stoppeur, à cette heure avancée de la nuit, n’aurait suscité qu’un haussement de sourcils, mais une jeune femme, seule et dans ce coin perdu !
Il la détaillait par la vitre abaissée. Pas de bagages, vêtue d’une jupe courte en tissu écossais ( une mode d’il y a dix ans songea-t-il ), un pull bien léger pour la température nocturne. A priori, il aurait parié pour une étudiante échappée d’un collège de Londres, les sujets de sa gracieuse Majesté ayant investi la région depuis des lustres. Si son pronostic se révélait exact, la conversation risquait d’être succincte, les quelques rudiments d’anglais qu’on avait tenté de lui inculquer n’ayant pas survécu au passage des années.
Vaine alarme. La voix, un peu sourde peut-être, ne révélait aucun accent exotique, seulement une fébrilité contenue avec peine.
 Vous allez sur Périgueux ? 
Patrice en convint d’autant plus volontiers que la traversée de la ville était l’une des deux possibilités que lui offrait l’alternative du retour. Va pour Périgueux si cela correspondait au désir de la demanderesse !
  C’est sur mon chemin, montez .
—  Cela ne vous ennuie pas que je prenne place à l’arrière ? Je supporte mal d’être devant… 
—  Ah, oui, la place du mort…  sourit Patrice.
Les doigts de la jeune fille se crispèrent sur le rebord de la portière et Patrice regretta aussitôt sa répartie. Après tout, sa prudence était compréhensible, voisiner avec un inconnu, de nuit, en rase campagne, n’était pas sans risques. Il fallait qu’une nécessité impérieuse la motivât pour qu’elle s’embarque dans une pareille aventure.
Elle s’installa à l’arrière, en diagonale par rapport au conducteur. La Missa s’avérait inopportune à présent et Patrice éteignit le récepteur. Le silence revenu, l’obscurité recouvra son épaisseur et l’insolite de cette rencontre lui parut évidente. Son imagination vagabondait à la recherche d’une réponse à cette interrogation : pour quelle raison sa passagère se trouvait-elle dans un endroit désert à cette heure avancée de la nuit ? Dispute conjugale ? Fugue ? Déséquilibre mental ?
Cette dernière hypothèse l’incita à jeter un bref coup d’œil dans le rétroviseur.  Par les temps qui courent, on pouvait s’attendre à tout, même de la part d’une personne au minois avenant. L’espace d’un instant, il se surprit à regretter Gossec et sa Missa.
Rien de menaçant pourtant dans l’attitude de la jeune femme qui s’était rencognée sur la banquette et, col tendu, ne quittait pas la route des yeux. Craignait-elle une rencontre indésirable ? Il ne manquerait plus que cela ! Patrice s’imagina acteur d’un conflit auquel il serait mêlé à son corps défendant.
—  Vous êtes du pays ? 
Elle sembla hésiter, puis acquiesça d’un signe de tête avant de préciser :
—  Oui, j’habite Périgueux …  
  Si je comprends bien, vous rentrez chez vous ?
A l’évidence, sa remarque ne brillait pas par l’originalité, mais Patrice ne pouvait se résoudre à lui demander ce qu’elle  fichait  là, à une  heure si tardive.
  Oui, je rentre chez moi. 
Les paroles étaient presque inaudibles. Il chercha un mot pour qualifier cette voix sans timbre. Voix blanche, peut-être ? Il n‘en était pas très sûr et se promit de vérifier dans le dictionnaire. Mais voix blanche lui plaisait bien. La pâleur de la jeune femme, accentuée par la rubescente aura  de la chevelure coïncidait au plus juste avec sa phonation atone.
Alors que s’amorçait la descente vers la vallée, elle se pencha vers le conducteur et interrogea :
—  Vous connaissez  bien la route ? 
Ses mains étreignaient le dossier du siège avant, trahissant une inquiétude que Patrice jugea non justifiée. L’aiguille sur le compteur oscillait  sur le 70, pas de quoi paniquer. D’ailleurs, Caroline moquait souvent  sa conduite de « père de famille ».
Il s’efforça de la tranquilliser. Oui, il connaissait parfaitement le trajet mais il modéra encore la vitesse de son véhicule.
A mi-pente, les premières écharpes de brume habillaient les prés en contre-bas, laissant augurer une visibilité réduite pour les kilomètres à venir.
Cette perspective ne contribuerait pas à rasséréner  sa compagne de route. Lui-même se sentait gagné par une vague anxiété qu’il n’aurait su expliquer. L’atmosphère devenait de plus en plus pesante. Une senteur difficile à identifier semblait épanouir de lourdes volutes dans la voiture. Patrice crut déceler un parfum d’ail. C’était absurde, évidemment. Comme l’était ce mur de silence les isolant  de plus en plus sans qu’il parvînt à le contourner.

La passagère n’était plus qu’un regard qu’il devinait fouillant la nuit dénudée par le faisceau des phares. Que cherchait-elle ?
La main qu’elle posait sur son épaule le fit sursauter.
—  Ralentissez, s’il vous plaît. Ce secteur est très dangereux. Ralentissez ! … 
Les doigts l’enserraient avec une force dont il ne l’aurait pas cru dotée. Il décéléra pour s’arrêter au bord du fossé.
—  Ça ne va pas ? Vous êtes malade ? 
Elle secoua négativement la tête, cependant sa main ne relâchait pas son étreinte. Il voulut allumer le plafonnier, mais elle l’en dissuada.
 —  Non, je vous en prie. Continuez doucement. Faites très attention il y a près d’ici un virage dont on dit qu’il provoque beaucoup d’accidents. 
—  Je roule très lentement, protesta Patrice, et je vous assure que je connais les difficultés de cet itinéraire. 
Un reste de bonne éducation le retint de lui signifier qu’elle pouvait poursuivre son chemin à pied si les services du chauffeur ne lui convenaient pas.
—  Roulez doucement, je vous prie… 
La voix implorait presque.
—  Je vous en prie… Je veux rentrer chez moi… 
Dans le visage crayeux, les yeux n’étaient que deux trous d’ombre et les lèvres psalmodiaient  :
  Je veux rentrer… Je vous en prie !… 
Les deux mains sur le volant, Patrice ne savait plus quelle attitude adopter. La détresse incompréhensible de la jeune femme, d’une violence contenue à grand peine, lui paraissait peu cohérente.
 Calmez-vous. Je vous raccompagne, vous voyez bien. Vous serez chez  vous dans peu de temps. 
Bon Dieu ! Quelle histoire ! Pour une fin de soirée paisible, loin des caquetages de Caroline, c’était réussi !
Le brouillard s’épaississait de plus en plus. Il fallait repartir et quitter la vallée au plus tôt. Il démarra sans que la main qui enserrait son épaule relâchât sa prise.
A chaque sinuosité de la route, les doigts se crispaient, devenaient serres, le meurtrissant au point qu’un engourdissement lui tétanisait le bras droit. Il se réjouit à la pensée de quitter cette zone dans une dizaine de minutes pour rejoindre la nationale. Il lui tardait d’y parvenir.
—  Ralentissez ! Ralentissez ! C’est là ! Le virage, c’est là !… 
C’était plus un sanglot qu’une interjection. La pression sur son épaule s’était relâchée.
—  Bon sang ! qu’est-ce que … 
Patrice freina brutalement. Les brumes épaisses au-dessous d’eux, vers le bois de châtaigniers, se teintaient d’une lueur orange alors même qu’une âcre odeur de caoutchouc brûlé s’insinuait dans la voiture.
—  Ne bougez pas ! 
Patrice qui s’était retourné vers la passagère, n’acheva pas sa phrase. La porte béait et la banquette était vide. La jeune femme avait disparu sans qu’il s’en aperçût, sans qu’aucun bruit ne révélât son départ.
Le plus urgent, c’était ce brasier qu’on devinait derrière le rideau des brumes, à quelques mètres de là. Patrice détacha sa ceinture de sécurité et, se retenant aux troncs d’arbres, se laissa glisser sur la pente escarpée.

La voiture gisait sur le toit, au cœur des flammes. Les pneus presque entièrement consumés révélaient que l’incendie durait depuis un long moment.

Patrice s’approcha de la portière avant gauche entrouverte qui laissait passer deux jambes de femme. L’un des pieds portait encore un escarpin à boucle dorée. Du sang gouttait sur la jupe écossaise et quelques flammèches embrasaient la chevelure fauve encadrant le visage sans vie de la conductrice.








Mon père


de Fabien Muller 


J'avais 5 ans. Je crois. Environ. Les souvenirs de cette époque sont assez flous à vrai dire. Pourtant, ajouté au fait que la vérité sort de la bouche des enfants – ce que je suis resté assurément – si je regarde sur un calendrier, je ne peux que constater cette évidence : j’avais 5 ans. Je dois donc avoir raison.

Les murs étaient aussi blancs que les sourires émaillant les nombreux visages familiers. Une musique traditionnelle de circonstance se répercutait sur les parois lisses et venait faire écho à notre propre concert organique, orchestrée de ventricule de maître par nos myocardes en surexcitation avérée. La sueur perlait, les rires fusaient, les langues clappaient en chœur avec nos mains en rythme. Tous mes amis étaient là. J’avais l’impression de connaître tout le monde, d’être au sein d’une très grande famille, moi qui n’avais ni frère ni sœur. Il ne manquait qu’une rangée de dents à cette représentation de tronches aux bananes éblouies : mon père.

Je n’ai jamais bien compris pourquoi mais l’absence était sa marque de fabrique, sa signature. Si elle n’avait causé de tels manques en moi, si je n’avais pas eu si peur toutes les nuits d’être seul, on aurait presque pu s’en amuser, se dire qu’en étant toujours ailleurs, il n’était jamais bien loin et donc toujours un peu là. L’absurde nous le ramenait un peu, lui le globe-trotter, toujours entre deux avions les bras chargés de cadeaux. Certains enfants se rappellent les odeurs de pied du paternel, les cravates bigarrées, les jurons dans l’habitacle sécurisé de la voiture familiale ou même encore les ronflements sonores des dimanches qui s’éternisent, je ne peux me remémorer mon géniteur que derrière du papier brillant et quelques arabesques de bolduc. En ouvrant mes paquets, c’était lui que je cherchais. Mais à peine ma tête blonde se relevait-elle pour lui sauter au cou qu’il était déjà en train de lasser ses chaussures, d’attraper son grand manteau vert en cachemire, de tirer une valise et de claquer la porte. Je ne me rappelle distinctement que du bruit qu’il faisait en partant. J’avais le sentiment de le voir plus souvent partir que revenir, ce qui n’était assurément pas très logique.
Il avait une barbe, ça je m’en souviens. Un jour qu’il l’avait rasée pour faire une surprise à ma mère et lui avait demandé si elle voyait un changement, elle avait répondu simplement « tiens, tu n’as pas mis tes lunettes ». Depuis, je le sais : il avait une barbe. Et des lunettes apparemment. Le genre que l’on cherche partout avant de se rendre compte qu’on les a positionnées en haut de son crâne, histoire de se gratter les yeux (et la tête par la même occasion : « mais où sont passées ces lunettes ? »).
Aucun parfum particulier ne vient chatouiller ma mémoire olfactive, il ne devait donc avoir aucune odeur. Ceci dit, le vide ne sent pas grand-chose en général. J’imagine que ma crainte du vide vient un peu de là aussi.
Je n’arrive plus à distinguer dans mes souvenirs une image claire de lui, je l’aperçois à travers un brouillard épais.
Il avait cette voix. Un peu faible, lointaine peut-être. Comme le son de quelqu’un qui s’éloigne.
Le reste est parti. Je ne sais pas trop où.

Dans la salle municipale, les gens commençaient à s’agiter et particulièrement la jeune garde. On m’avait autorisé, moi l’enfant sage, chétif et peureux, et ce pour la première fois, à assister à l’arrivée du père Noël. Je ne savais même pas, avant ce 24 décembre 2002, que 23h existait réellement, alors imaginez donc minuit. J’étais dans un tel état que je me revois parfaitement prendre la main de Sophie pendant cette ronde qui n’en finissait pas de tourner. Moi qui avais le contact des autres en horreur, une forme de crainte respectueuse devant laquelle je m’inclinais prudemment.
Sophie. Des bouclettes blondes. Une bouche qui ne savait faire autre chose qu’avaler des bonbons et parler. Je ne crois pas avoir déjà vu à cette époque ses deux lèvres collées. Il y passait toujours quelque chose, que ce soit du sucre ou des mots, il fallait que ça circule.

Je vois ma mère qui était aux anges, elle qui pleurait toujours ce vide que mon père laissait constamment.
Tout à coup, la lumière s’est éteinte. La musique s’est arrêtée.
Tous les regards se sont tournés vers la grande cheminée, blanche elle aussi, et inutilisée depuis toujours. Alors, j’ai fait comme eux. Et puis on a attendu. Attendu. Je ne saurais dire combien de temps. On se tenait tous la main, c’était festif.

A un moment quelqu’un a dit « mais qu’est-ce qu’il fout bordel ? ».
Je me souviens m’être dit « gros mot en vue », mais pas avoir osé le dire, car les gens semblaient un peu tendus tout à coup.
Et puis on a entendu un râle, comme un cri étouffé. Lointain.
Une botte est tombée dans la cheminée.
A priori, le père Noël chaussait du 42.

*

Le lendemain, on ne parlait que de ça : le Père Noël était resté coincé dans le conduit de la cheminée de la salle des fêtes. Les pompiers s’étaient déplacés. La grande échelle déployée. Le pauvre vieux s’en était pas tiré. Je n’avais rien vu, ma mère m’avait renvoyé à la maison. Seul.

Je n’arrivais même pas à imaginer la déception de tous les enfants du monde à cause de notre saloperie de salle municipale de Saint-Ambroix au conduit de cheminée trop étroit. C’était absurde.

Pour nous tous réunis dans la cour de chez Lulu malgré les vacances scolaires (il faut dire que l’évènement était d’importance), c’était tout bonnement impossible. Le père noël était invincible, un super-héros de chez Marvel quasiment. Sinon, comment aurait-il réussi l’exploit de livrer tous les 24 décembre tous les enfants de la planète (même aidé de lutins) ?
Je me souviens de ce jour comme si c’était hier. Le soleil était d’une puissance absurde pour ce mois de l’année. Je ne l’avais jamais vu comme ça, même en plein mois d’été. Le monde célébrait-il à sa manière un peu particulière la mort du Père Noël ?

-       C’est à force de boire tous ces verres de lait et ces cookies, à un moment le ventre passe plus, a dit Lulu (et tout le monde a acquiescé, ça semblait être l’évidence même, les gens sont trop bien intentionnés, ils ne pensent pas aux conséquences de leurs actes).
-       Il commençait peut-être à se faire un peu vieux… ai-je tenté, mais je n’avais pas l’aura de Lulu.
-       Moi, je vous dis que ça fera un sacré enterrement n’empêche, t’imagines le nombre de gens qui vont venir à Saint-Ambroix, a dit Aurore (quelle idiote celle-là, je vous jure).
-       Et sa femme ? a dit Sophie et mon cœur s’est serré. J’avais envie de pleurer, je me suis retenu très fort.
-       Il avait pas un fils ? a alors demandé Lulu et tout le monde s’est tu. C’était vraiment une bonne question.

On s’est tous grattés le menton pendant quelques minutes et puis on s’est rendus compte qu’on avait quand même sacrément faim.
On est entrés dans la maison de Lulu et sa maman nous a proposé un verre de lait. Ça nous a tous calmés et Aurore s’est mise à chouiner (quelle tarte celle-là).
La maman de Lulu a posé sa main sur ma tête, elle semblait pensive. C’est la première fois qu’elle me touchait et ça m’a fait un peu bizarre.

-       Ça va toi ? a-t-elle dit, d’un air étrange.

Je me sentais un peu bête, je ne savais pas quoi répondre. Alors, j’ai rien dit.

J’ai pris mon vélo et je suis rentré chez moi. Maman était allongée sur le canapé. Elle s’est essuyé les yeux quand j’ai pénétré dans le salon. Elle n’était pas au top de sa forme apparemment. Je me suis dit idiotement que vu notre situation financière, elle devait se dire que l’achat des cadeaux allait être pour sa pomme maintenant que le Père Noël était raide. C’était pas vraiment la joie.

Les jours sont passés. Papa n’est jamais revenu.

C’est à peu près à cette époque-là que j’ai arrêté de croire au Père Noël.
Je pense même que j’ai commencé à en avoir un peu peur.









Un exercice d’exorcisme


de Philippe Laperrouse 


François les a réunis tous les quatre comme tous les mois, au Faisan d’Or. Il fait retenir, chaque fois, le salon particulier. Ce qu’ils ont à se dire ne supporte pas les oreilles indiscrètes.
Dès l’arrivée des convives, François s’inquiète. Les sourires sont sortis, les regards s’illuminent,  les mines sont ouvertes, certains plaisantent en se poussant du coude. Ses craintes sont confirmées. L’animateur de la réunion décide de parler en dernier.
Les portos et les whiskies, tous d’âges respectables, sont expédiés dans la bonne humeur. Quelques serveurs endimanchés circulent silencieusement autour de la table. Le carpaccio de Saint-Jacques au Saint-Marcellin est présenté en entrée. Il est temps d’ouvrir le débat.
François se tourne vers Georges qui aborde sa troisième année de chômage. C’est un ancien sidérurgiste. Il a l’allure rude des hommes qui travaillent de leurs mains. Son teint rougeaud et ses bras potelés s’agitent quand il parle. La vie quotidienne d’un chômeur de long terme n’est pas facile, mais Georges garde espoir. Il sait qu’il est courageux, volontaire et créatif. Il retrouvera un emploi, c’est sûr. Déjà, il a obtenu quelques missions en intérim. Courtes certes, mais c’est un début. A Pôle Emploi, les conseillers louent son dynamisme. La conjoncture est mauvaise dans l’industrie, mais un ouvrier comme Georges doit reconquérir sa place, ses interlocuteurs sont confiants. Ils disent que si lui, Georges, n’y arrive pas, ils ne voient guère de chance pour les autres.
 Mauricette et son garçon le soutiennent et croient en lui, surtout  lorsqu’il essuie des refus.
François interroge Georges sur ses relations. C’est un point important. Georges répond que ses copains ne l’ont pas lâché. Un coup de main par-ci, un coup de main par-là, personne ne manque aux rendez-vous de l’amitié. Ils savent être présents sans s’apitoyer sur son sort.
François est perplexe. Ce n’est pas ce qu’il attendait, mais il passe la parole à Mona. La jeune femme porte un foulard sur le crâne pour cacher la calvitie due à sa maladie. Son teint est terne, mais son visage garde une expression vive.
Elle dit sa confiance dans la médecine. Les spécialistes soignent beaucoup plus de cancers qu’il y a vingt ans. Certes, c’est grave, mais le nom de ce mal fait un peu moins peur. C’est un progrès : elle peut en parler à l’aise avec son entourage. Les sessions de chimio la fatiguent terriblement, mais elle s’accroche. Déjà, les marqueurs de sa pathologie sont un peu plus favorables, les médecins espèrent espacer les séances d’ici quelques semaines. Sa famille l’épaule dans les moments difficiles.
Pour tromper ses instants d’anxiété, elle s’est mise à apprendre le japonais et s’est lancée dans la peinture. Elle trouve beaucoup de réconfort à créer. Lorsqu’elle vient à l’hôpital, c’est elle qui encourage les autres patients. Les infirmières l’adorent. Elles disent qu’elles leur font aimer la vie.
« Aimer la vie »… La phrase résonne dans la tête de François. Est-ce qu’il aime la vie, lui ? Est-ce indispensable d’aimer la vie ? S’il était amoureux  de l’existence, il ne serait pas là.
Le personnel du restaurant réapparait. La valse des couverts reprend de plus belle. Le mignon de veau à la forestière, encore doré et fumant arrive dans les assiettes fleuries.
C’est à Louis de parler. Un accident de moto, amputée d’une jambe, des mois et des mois de rééducation, une prothèse métallique et Louis continue à sourire ! Il a retrouvé une place d’informaticien. Ses employeurs affirment qu’il figure parmi les meilleurs. Louis dit qu’il a plein d’idées. Bientôt, grâce à l’informatique, tout le monde pourra vivre confortablement. L’existence deviendra plus facile, les personnes malades sont soignées à distance, les repas seront portés aux invalides, les échanges seront plus simples avec les isolés. Et lui, Louis, se sent responsable de ces progrès.
Le dimanche, il sort avec sa famille. Il a réappris à marcher. Il raconte qu’il ne savait que tant de muscles étaient nécessaires dans le seul but de mettre un pied devant l’autre.
C’est le tour d’Armand, le moins bavard. Il n’a plus rien Armand. Il promène ses maigres effets dans le sac à l’enseigne d’un grand magasin. Actuellement, il vit dans un squat qui a investi un ancien garage. Ça sent l’huile, l’essence, le pneu brulé, mais il est à l’abri des intempéries en compagnie de quelques compagnons d’infortune.
Pour le déjeuner mensuel de François, il est allé rafraîchir la barbe grise dans le lavabo de la gare. Là, il y a encore moyen de se laver correctement.
François le trouve un peu plus disert que le mois dernier. Armand a rencontré Fred, un éducateur des rues. Il n’espère pas de miracle, mais il dit que Fred l’a fortement encouragé à sortir du trottoir.  Il va disposer d’une place en centre d’hébergement pour se poser. Ensuite, Fred pense qu’on pourra commencer à parler de la recherche d’un emploi, et plus tard, beaucoup plus tard d’un logement autonome.
C’est le moment du dessert. On apporte une charlotte à la mangue et aux fruits rouges. Les convives s’exclament, applaudissent, roucoulent d’un plaisir gourmand. Le gâteau est découpé et réparti. Louis chahute en feignant de se trouver moins bien loti que Georges. Sous les rires et les bravos, le premier bouchon de champagne éclate. Les coupes se remplissent et se lèvent. On trinque à la vie. Les garçons de service se retirent.
C’est alors que François prend la parole. Il rajuste ses lunettes d’un mouvement familier de l’index sur son nez, indice d’une grande agitation interne, puis toussote et se lance.
François dit qu’il pourrait être un homme heureux. Il a tout pour ça. De l’argent, un métier à hautes responsabilités, une famille aimante, une santé de fer qu’il entretient vigoureusement grâce à un abonnement hors de prix dans la meilleure salle de gym de la ville.
Les quatre regards qui l’entourent sont perplexes. Quel est le problème ? François est un homme comblé, et pourtant il a l’air mal à l’aise, inquiet, meurtri.
François demande à ses convives de ne pas l’interrompre. Il dit qu’il a peur de tout. Dès l’enfance, il crevait de trouille. Il redoutait les profs, les copines de sa mère, les gens dans la rue, le facteur, le chien du voisin. Il n’arrivait même pas à entrer dans un magasin. En devenant adulte, il a appris à dissimuler ses phobies derrière un sourire avenant, mais il en souffre. Pourquoi doit-il consentir tant d’hypocrisies pour avoir le simple droit d’exister ? Le pire, c’est que ça marche. Il a gravi un par un les échelons de la hiérarchie sociale en gardant au fond de lui une peur irrépressible des autres.
François prend une pause pour observer ses voisins. Plus de sourire, plus de plaisanteries, ils attendent la suite de cet étrange discours :
-       Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous ai choisi, un par un, voici un an pour venir ripailler une fois par mois au Faisan d’Or. C’est une bonne question. Je vous ai distingué de la masse parce que vous représentez tout ce qui me fait peur : la pauvreté, la maladie, le handicap. Je pensais conjurer mes peurs en les regardant une bonne fois pour toutes dans le fond des yeux.
Georges, Mona, Louis blêmissent. Ils s’étaient habitués à cette étrange invitation d’un homme qu’ils ne connaissaient pas, mais n’avaient jamais cherché à élucider ces motivations profondes.
-       Eh bien ! Je me suis trompé ! Non seulement, en vous observant, j’ai encore plus peur de perdre tout ce que je possède, mais en plus, j’ai honte. Vous qui avez perdu votre emploi, votre logis ou votre santé, vous n’avez plus peur de rien. Je meurs de honte.
François est abattu, fixant béatement les fruits rouges de sa charlotte. Mona tente un geste de réconfort.
-       Maintenant, laissez-moi !
François sort le révolver qu’il s’est procuré et le pose devant lui. Ce serait si simple ! Mais François a peur de souffrir. S’il se rate, la souffrance se transformera en calvaire permanent. Il veut rire de lui-même et n’émet qu’un son grinçant : décidément, il a vraiment peur de tout, même de mourir.
Il se lève et se rend à la réception. Pour retenir le salon particulier, dans un mois.











 Angoisses souterraines 

de François Capet
 

L’homme — appelons-le Goran Đorović pour simplifier — est revêtu d’une combinaison orange et pousse un petit chariot devant lui. Il se dirige vers la sortie des ascenseurs qui mène aux parkings. Arrivé là, il met son seau par terre, et entreprend de mouiller le balai à franges qui lui sert à nettoyer les sols. Il porte de gros gants en caoutchouc jaune, pour se protéger d’éventuelles éclaboussures du détergent qu’il utilise. Il s’occupe toujours de cette partie vers 19h, ou un peu avant, parce que c’est à cette heure-là qu’elle arrive. Toujours. 

J’ai frappé à la porte de son bureau, trois coups, mais personne n’a répondu. J’ai attendu un moment, et puis j’ai recommencé. 
" Entrez ! " a-t-elle crié d’une voix excédée. 
C’est ce que j’ai fait. Elle était au téléphone, avec New-York ou Los Angeles, au son de sa voix. Et ça n’avait pas l’air de bien se passer. Je me suis avancé vers son bureau, et j’ai déposé ce qu’elle m’avait demandé. C'est-à-dire le plan marketing que j’avais élaboré pour le lancement d’un de nos produits de seconde catégorie. Elle s’en est saisie et en a parcouru distraitement la première page tout en hurlant au téléphone. Elle hurlait très bien. En Anglais. 
" We’ve discussed the subject a hundred times! Won’t you listen to me, for once? " Elle a mis une main sur le combiné et s’est adressée à moi: " Vous me faites un petit café, bien serré? ". Et puis elle a repris ses vociférations anglosaxophones.  
Il y avait une espèce de petite kitchenette dans la pièce à côté. J’ai trouvé le café, déjà moulu, et j’en ai rempli la petite coupelle qu’on place dans la machine hors de prix qu’elle avait absolument tenu à acheter parce qu’elle n’aimait le café que luxueux. Et puis j’ai ramené la petite tasse sur sa petite soucoupe et j’ai déposé le tout sur son bureau. Elle ne disait rien. Elle écoutait ce que disait son interlocuteur. Mais à l’expression de son visage on voyait bien que ce qu’elle entendait ne lui plaisait pas du tout. 

L’homme à la combinaison orange s’arrête de frotter le sol, il a entendu quelque chose. Pas de doute, un des ascenseurs de la colonne descend jusqu’au troisième sous-sol. C’est elle, il en est sûr. 
Une petite note musicale retentit, et la porte s’ouvre. Elle est vêtue d’un petit tailleur chic, la jupe juste au-dessus du genou. Un tissu moelleux, c’est ce qu’il se dit, il ne connaît pas le mot tweed. Elle le regarde et baisse les yeux aussitôt. Elle n’est pas à son aise. Elle passe devant lui, et il peut l’admirer, tout à loisir, en faisant même un drôle de petit bruit avec ses lèvres. Il n’a pas pu s’en empêcher. Il la suit des yeux jusqu’au moment où la porte d’entrée des parkings se referme sur ses jambes satinées. 

Au comble de l’exaspération elle avait levé les yeux au ciel. Cet imbécile d’Américain tentait de se trouver des excuses. Je n’aurais pas aimé être à sa place. Elle allait se le faire, et il allait le sentir passer. 
Ils ont eu encore quelques échanges qui devenaient de plus en plus houleux. Il aurait dû battre en retraite, il ne l’a pas fait. Peut-être qu’il ne la connaissait pas aussi bien que je la connaissais. Il a pris la mauvaise option. Le ton de sa voix a changé. Elle parlait plus doucement maintenant, mais elle parlait pour faire mal. 
Elle s’est saisie de la tasse de café délicatement et l’a portée à ses lèvres. Elle a levé les yeux vers le plafond, tout en les fermant légèrement. Et puis elle l’a assassiné. 
" Fuck! I’ll get rid of you. I don’t want to hear your name again never ever, you understand? " Elle a répété " Do you understand? " en criant comme une possédée, et puis elle a raccroché violemment. Le téléphone a valdingué sur son support pendant que son autre bras décrivait un arc de cercle élégant et rapide comme l’éclair. La tasse de café est allée s’écraser contre le mur. 
"Jamais de sucre dans mon café ! C’est pourtant pas difficile à comprendre, ça, non ? Pourquoi est-ce que je suis toujours entourée d’incapables ? "
J’étais terrorisé. Je suis allé chercher un rouleau de papier absorbant dans la cuisine et je me suis mis à nettoyer la tache sur le mur. C’était difficile à retirer. La tenture murale en tissu, très chère sans doute, était endommagée. On n’y pouvait pas grand-chose, je crois. 

L’homme qui s’appelle Goran Đorović a poussé la porte et il entre à son tour dans le parking. Il ne la voit pas mais il entend le claquement régulier de ses talons contre le sol. Il se dirige à l’instinct vers ce bruit-là. Ils vont être tranquilles tous les deux pendant un bon moment. La minuterie de la cage d’ascenseurs vient de s’éteindre, et il entendra à l’avance s’ouvrir la porte automatique de l’entrée des voitures, si quelqu’un arrive. Mais pour l’instant ils sont seuls au monde, elle et lui, dans ce terrain de jeu magnifique qu’est un parking souterrain. 
Cela lui rappelle les petites Serbes délicieuses qu’il coursait pendant la guerre. Il en a rattrapé quelques unes. Terrée au fond d’une chapelle orthodoxe ou bien cachée dans le placard de l’entrée de la maison de leur père, en ruine. Son gros nez épaté renifle comme celui d’une bête qui chasse. 
Elle se met à courir, maladroite. Elle entend qu’on la suit, et cela ne peut être que cet ouvrier d’entretien à la combinaison orange. Il a un visage hideux, grossier. Il y a quelque chose dans ses yeux qui est sale, et qui lui fait peur. Il ne ressemble pas aux hommes qu’elle connaît. Ces hommes qui la regardent à la dérobée, furtivement, et qui essaient de donner le change. Non, celui-là est d’une espèce différente. Il n’y a aucune honte dans les regards concupiscents qu’il lui lance tous les soirs. Il a le sourire entendu de celui qui va prendre ce qui lui est dû. Et qui est persuadé que sa proie est totalement consentante. Juste quelques faux airs qu’elle se donne pour sauvegarder les apparences, c’est ce qu’il pense. Cela se voit à son air. Aucune hésitation dans ce qu’il fait. C’est un monstre parfait. 
Il faut qu’elle trouve sa voiture au plus vite. C’est une question de survie. Elle pourrait s’y enfermer, et tenter de quitter le parking. Elle ne la trouve plus. Elle pense pourtant l’avoir garée près de l’extincteur, comme d’habitude. Mais voyons, ce matin, oui, ce matin quelqu’un avait déjà pris cette place et elle avait dû… Il ne lui reste pas suffisamment de temps. Elle ne peut plus faire demi-tour. Il y a cette porte, qui donne sur un petit réduit. 
Elle est entrée. Des produits d’entretien. Vite, fermer la porte, actionner le petit verrou. Elle s’appuie de l’autre côté et souffle un grand coup. Il faut qu’elle réfléchisse à ce qu’elle va faire maintenant. Son téléphone portable, bien sûr ! Une onde de bonheur la traverse, elle est sauvée. 
Elle le sort de son sac et le tient dressé devant elle, comme un totem aux pouvoirs insoupçonnés. Elle le promène dans toute la petite pièce en le regardant d’un air anxieux. Et puis son visage s’affaisse d’un seul coup. Pas de réseau. Elle en a les larmes aux yeux. 
Elle entend le premier coup d’épaule de l’homme contre la porte. Elle comprend tout de suite que le verrou ne tiendra pas. Au deuxième coup il commence à se tordre, sous la pression de la porte. Elle a envie de crier, mais le cri reste bloqué dans sa gorge. La lumière s’éteint, elle la rallume d’un doigt maladroit. Elle doit s’y reprendre à plusieurs fois. Dans le noir ça serait plus horrible encore. 

Elle s’est levée de son bureau, en a fait le tour et s’est rapprochée. Elle m’a montré du doigt la tache de café sur le sol, et les débris de la tasse. Elle ne pensait tout de même pas que j’allais m’agenouiller devant elle ? 
J’ai étalé deux épaisseurs de papier absorbant sur le sol, pour pouvoir récupérer les morceaux un par un. J’en ai fait un petit paquet que j’ai mis de côté. Puis j’ai épongé la petite mare de café au bas du mur. Elle restait debout à côté de moi, et j’avais l’impression qu’elle allait me frapper. 
J’ai regardé furtivement ses escarpins, et je me suis dit que leur talon était un peu trop haut. Des chaussures qui ne convenaient pas à une directrice du marketing. 

« Bon, ça ne m’amuse plus, ce truc, elle a dit. 
— Mais qu’est-ce qui te prend ? 
— Tu m’avais promis, tu sais, quand tu fais ta brute épaisse ? » 
Je voyais très bien ce à quoi elle faisait allusion. Goran Đorović. Il fallait que je mette ma combinaison de chantier et mes bottes de pêche. « Donne-moi un quart d’heure, j’ai dit. Après ce délai, je te déconseille vivement de descendre dans le garage sans être accompagnée. »

La porte vole en éclat. Cette fois elle ne peut s’empêcher de pousser un cri, qui est une plainte plutôt. Elle se réfugie à l’autre coin de la pièce. C’est le moment qu’il préfère. Il se rapproche doucement, puis fait un grand geste comme s’il allait lui donner une gifle. Elle se recroqueville comme un petit animal blessé. 
Alors il lui arrache d’un seul coup sa veste de tailleur. 












 En Noir & Blanc 

de Clodine Bonnet 



A terre. 
Je suis à terre, j’ai six ans. 
Je ne vois rien. Il fait noir, très noir. 
Je ne vois rien, ni de moi ni des autres. 

Je suis difforme. 
Pliée, chiffonnée, cassée. 
Entière probablement, mais déboitée, disloquée. 
De moi, tout est là, mais rien ne semble à sa place. 
Je suis Quasimodo fille, recroquevillée et toute mélangée. 
Je reste immobile de peur de perdre quelque chose de Moi. 
Suis-je, assise, accroupie, couchée ? Sans doute un peu tout ça à la fois. 

Penchés au-dessus de moi. 
On s’arrête pour me regarder. 
Est-ce qu’on veut me rassembler ? 
Mon coeur est tout ratatiné, comprimé. 
Je ne peux plus bouger, ni parler, ni voir, 
Je ne peux, même plus, lever la tête vers eux. 

Sur les bandes blanches, passage protégé. 
Pas un bras, ni une jambe en dehors. Je suis en sécurité. 
Je ne dépasse pas la zone de survie. Je reste-là, immobile, terrassée. 
Peut-être mon cartable en dehors ? En danger de se faire écrabouiller ? 
Quelqu’un l’a-vu ? Moi, petit tas à terre, muette, sourde, aveugle, je ne peux le sauver. 
La ville est silencieuse, immobile aussi, bloquée. Des minutes de silence, d’éternité. 
La cloche va sonner, je vais louper l’école. Je suis en CP ! 

La voiture a pilé. 
A dû me heurter. 
Lui, son coeur s’est arrêté, de peur aussi. 
Puis le coeur est reparti ! La vie ! Mais sans lui ! 
Lu est resté là, tout planté comme un piquet, droit comme un i 
Je ne le vois pas mais je le sens, je vois sans voir, comme au Paradis ? 
Lui devant le pare-chocs de son véhicule ; moi, collée au pare-chocs. 

Chloc ? Flop ? 
Est-ce que ça fait du bruit un choc ? 
Dans ma tête aucun son, ni avant, ni pendant, ni maintenant. 
Ah, si ! …Peut-être maintenant. Des brouhahas arrivent à moi, ouatés, brouillés. 
Toute seule ? Camionnette … Appeler ? Oui ? Pompiers ? Attendre ? Prévenir les parents ? 

Blanc, noir. Passage protégé 
Quelle couleur la fourgonnette ? 
Ce serait joli, gris, la fourgonnette. 
Moi je dis fourgonnette, j’aime mieux. Pas camionnette. 
Je ne sais pas qui m’a appris ce mot : Fourgonnette. Blanc, noir, gris. 
Je ne vois plus qu’en Noir & Blanc, c’est mieux qu’avant, en tout noir ! 

Pas de couleurs. 
Je me rappelle le jaune, le bleu. 
Quelles couleurs mes vêtements ? 
Sont-ils déchirés, abîmés, éparpillés ? 
Et mon gilet que je tenais dans ma main ? Où est mon gilet ? 
Que va dire Maman ? Je veux voir Maman, Je veux que Maman vienne ! 
Maman ! Aucun son ne sort de ma bouche. Ma bouche, rouge. Rouge ? 

Je ne vois que le sol, le passage protégé en noir et blanc. 
Je ne sens que les petits graviers sous l’épaisseur bien lisse de la peinture blanche. 
Des miettes sous la nappe immaculée du dimanche. Comment sont-elles arrivées là ces miettes ? 
La table a dû être mal nettoyée. Y avait Maman qui était drôlement belle ce dimanche, avec sa jolie robe ! 

La peinture blanche, même si elle est très vieille, est-ce que ça sent quelque chose ? 
Est-ce que ça sent quelque chose quand on a le nez collé dessus depuis l’éternité ? 
Je ne sens rien, avec mon nez je veux dire. 

Je ne sens rien avec mon nez. 
Je ne vois qu’en Noir & Blanc 
Je n’entends rien, seulement des voix embrouillées ! 
Est-ce que quelque chose marche encore dans ce corps ? 

Puis, soudain, près de mon oreille. 
« Est-ce que tu as mal quelque part, est-ce que tu peux te relever ? » 
La voix me dit qu’elle pense que oui, que je peux, qu’il faut que j’essaie, qu’elle est là pour m’aider. 
Me retenir, me soutenir, au cas où, en cas de besoin. Sa main sur mon bras, juste posée. Sa main est chaude. 

Je vois mon bras, je vois sa main. J’entends sa voix. Son pull est rouge, sa main est douce et chaude. Le monde revient à moi, Je me déplie, reste assise sur le passage protégé. Ne pas sortir de cette zone de sécurité, ne pas tomber du lit. Je veux voir Maman. Cette fois le son, les pleurs. Cette fois Maman là tout près de moi, accroupie, moi dans ses bras, entière, reconstituée. Le monsieur de la fourgonnette, je le reconnais, c’est le boulanger. Il dit plein de phrases incompréhensibles, dans tous les sens. Soudain. Il dit : Mais que fait cette enfant seule, à cette heure avec son cartable, aujourd’hui en plus ! J’entends Maman lui répondre. Je ne comprends pas, quand j’ai été dans sa chambre, je ne l’ai pas trouvée, on l’a cherchée partout. On aurait pas eu l’idée d’aller sur le chemin de l’école, elle ne part jamais toute seule, vous savez. Et puis oui aujourd’hui, je ne comprends pas ! 
Je reste dans les bras de Maman, blottie. Il me faut encore un peu de temps. Je n’ai mal nulle part, sauf à mon coeur qui a eu très peur. Alors je souris. Maman me soulève, m’embrasse, me caresse les cheveux. 
Rien de moi ne tombe, tout s’est raccroché. Alors je dis : Maman, ma poésie, c’est pas aujourd’hui ? 

- Non ma chérie, ta poésie, c’est pour demain lundi. Nous sommes dimanche mon trésor, il n’y a pas d’école aujourd’hui ! Et puis tu la connais par coeur ta poésie, tu t’en souviendras encore demain ! Ne t’inquiète pas ! 

Dans la ville qui reprend sa circulation, je serre très fort la main de Maman. Dans l’autre j’ai le petit pain au chocolat du boulanger à la fourgonnette grise. 
Appliquée je récite, pour Maman et pour la ville entière, pour les personnes qui nous regardent nous éloigner, pour les murs gris, le soleil jaune et le ciel bleu et pour tous les boulangers de la ville, je récite haut et fort : 

Lundi dans la lune 

Lundi dans la lune 
Mardi dans la mare 
Mercredi dans la mer 
Jeudi c'est un jeu 
Vendredi c'est du vent 
Samedi c'est du bon temps 
Dimanche nappe blanche. 













Lorsque la vérité fait peur.
(2ème prix)

de Mélanie Sautarel
 


C'est en ouvrant les yeux que je l’ai ressentie, au plus profond de mon corps, pénétrant tout mon être ...

Tout d'abord, ce vide immense, suivi de près par un vertige qui encercla mon âme...

Le temps s'arrêta : plus rien ne bougeait. 

Puis tout s'écroula autour de moi ….
J'entendis mon cœur, je me rattachais à ce rythme qui commençait à se manifester dans ma poitrine, remontant mon cou, pour finir à mes tempes... 
Ma tête allait exploser …
Je pris une grande inspiration qui se termina par un cri si déchirant,  cri inhumain, presque bestial.
Elle m'avait rattrapée ! 
La peur m'avait rattrapée, celle que je craignais par-dessus tout, celle que je fuyais depuis tant d'années ...

Devant ma boîte aux lettres, agenouillée, je ne savais que trop bien ce que cette enveloppe contenait…. 
Cela recommençait !
Alors que je m'étais juré de ne plus rentrer dans cet éternel scénario, celui que ce taré avait écrit pour nous.
Un « nous » qui n'a jamais été… 
Un « nous » que lui seul avait imaginé...

Trois ans étaient passés, avant que je ne reçoive à nouveau une lettre, la sixième en dix ans. La missive était invariablement la même : une feuille rouge sang, de gros caractères noirs sur fond blanc, découpés dans des magazines, se suivant pour former cette phrase : « Perdu ! Je t'ai retrouvée»....

Je montais les marches du perron de notre tranquille villa de banlieue… 
Je n'aurais jamais pensé revivre, derrière ces portes, cette affreuse angoisse. 
Des centaines de kilomètres me séparaient pourtant de mon persécuteur... 
Malgré tout, il m'avait retrouvée... 
Il fallait que je prenne mes calmants, pas ceux que je prenais tous les jours, non, ceux que je prenais lorsque mes crises d'angoisse étaient si fortes que ma respiration se coupait. Je les rangeais dans la grande armoire du salon, entre les verres du service offert par nos convives à l’occasion de notre mariage, avec Fred.
Je tournais la clef du bahut, quand j'entrepris d'ouvrir la porte d'un coup sec, une feuille rouge sang, du même acabit que celle que j’avais reçu le quart d'heure précédent, me tombait entre les mains. 
Ma bouffée d’angoisse s’amplifia . Je n'osais mettre de mots sur mes pensées...
Je décidais sur une chaise pour explorer le haut du meuble...
Et  restais perplexe : le nécessaire de la parfaite lettre anonyme, se trouvait là . Devant mes yeux : Magazines, ciseaux, colle... sans oublier ces immondes feuilles rouges !
Merde ! 
L'homme qui partageait ma vie était donc celui qui me harcelait ! 
Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ?!

Il était hors de question que je fuis face à l'homme que j'ai aimé, à mon oppresseur.
Je tenais à avoir des réponses. 
Je disposais les preuves, MES preuves sur la table basse, accompagnées de ma bombe lacrymogène ! J'allais enfin découvrir la vérité et comprendre la raison de cet acharnement psychologique !

Assise dans le fauteuil, les yeux perdus dans le vide, je me remémorais les plus beaux moments de notre vie, tous ces instants magiques qui font qu'un couple ne fait plus qu'une seule et unique entité. Mais aucun, non aucun de tous ces jours passés à ses côtés n'auraient pu me mettre la puce à l'oreille ! 
Comment a-t-il pu se contenir au point de ne pas manifester une seule preuve de sa culpabilité ?

J'entendis les roues de la voiture écraser le gravier de la cour, il arrivait...
La bombe anti-agression entre mes mains jointes, j’attendais qu'il franchisse le pas de la porte. 
Mon cœur se remit à battre la chamade, mes jambes souffrirent d’impatience : j’entendis le cliquetis de ses clefs sur la console de l'entrée …

Je découvrais ma femme, l'air hagard. 
Un tas de papier assemblés sur la table basse, me laissèrent présager le pire ! 
Aurait-elle tout découvert ? 
Pouvait-elle seulement imaginer le quart de ce qui se passait ? 
Je la regardais, inquiet les seuls mots que j’eus le temps de prononcer furent :
« Ne me dit pas que ça recommence ? »

Je suis resté calme, imperturbable. J'avais cette scène mille fois .Elle était écrite depuis le premier jour .

Sa mine, surprise et déconfite, ne me rassura guère …

Une moue de dégoût fendait son visage, d’un ton inquisiteur, elle me jeta à la figure :

« Comment as-tu pu me faire ça ? »
Je fis un pas en arrière : elle était en train de m'accuser !
Je lui répondis d'un ton rassurant :
«Ma chérie écoute-moi, je t’aime, et j'ai toujours été là pour toi, tu le sais, il est grand temps que je te dise la vérité ... »
Une expression indescriptible se dessinait sur son visage. Je n'arrivais pas à traduire ses intentions : rage, impatience, mépris,  le tout mélangé , lui donnait une apparence que je ne lui connaissais pas .
« Ah, mais je compte bien que tu me la racontes cette putain de vérité ! Mais d'abord assieds-toi sur cette chaise, je vais t'attacher les mains et les pieds ainsi tu… »
Doucement, je l’interrompis :
« Ce n'est pas la peine ma chérie, je ne te ferai aucun mal ! Je vais tout t'expliquer… »
Elle acquiesça, resta plantée devant moi, sa bombe lacrymogène postée sous mon nez. 
Tremblante, elle me balança :
« Vas y, je t'écoute ! Qui es-tu réellement ? Que t'ai-je fais pour que tu me fasses tant de mal ? »
Je laissais passer quelques secondes avant de lui exposer ma vérité :
« Eloïse, tu es sujette à un dédoublement de la personnalité, c'est toi même qui t'envoie quelques jours avant tes crises ces lettres ! Mon amour comment as-tu pu penser une seule seconde que je puisse te trahir ainsi ? »
Elle me regardait droit dans les yeux, des sanglots secouaient son corps, ses jambes se dérobèrent, et elle s’écrasa contre le sol, en état de choc.
J'attrapais mon téléphone et composai le 17... Le S.A.M.U arriva, sirènes hurlantes. Les ambulanciers prirent Eloïse pour la déposer sur la civière, lui injectant par précaution un calmant. Ils me demandèrent ce qu'il s'était passé, et la transportèrent à l'hôpital le plus proche...

Deux jours ont passé.

Eloïse , le teint blafard, les cernes creusées, tourne la tête de gauche à droite, et remarque ses mains attachées au lit d'hôpital…
Elle semble avoir 15 ans de plus... 
Les lèvres déshydratées et décolorées, finissent ce sinistre portrait.
Fred franchi la porte, elle lui adresse un sourire vulnérable, certainement dû aux calmants et autres anxiolytiques.
Les yeux plissés, elle n'arrive pas tout à fait à distinguer l'expression vissée sur le visage de son mari ….
Il est froid, les traits tirés, un timide rictus au coin des lèvres, il se penche vers sa femme, approchant sa bouche près de l'oreille de celle -ci . Alors qu'elle pensait qu'il voulait l’embrasser, il n'en fut rien et il lui murmura :
« Tu as été diagnostiquée paranoïaque et schizophrène... Autant te dire que tu n'es pas prête de sortir... Cela m'a pris du temps, mais j'ai enfin vengé ma petite sœur, Rosalie… »
Il se redresse pour savourer ce moment tant attendu, et observer la mine décomposée de son épouse.
« Dis-moi que tu te rappelles ? Rosalie que tu as harcelé près de 5 ans durant le collège ...Tu l'as brimé, toutes ces années et nous n’avons rien vu venir...sur sa lettre d'adieu elle nous explique toutes les choses horribles que toi et tes copines lui avez fait subir, le pourquoi de ce geste irréparable ! 
La mort aurait été beaucoup trop douce pour une personne de ton genre, j'ai préféré une vengeance un poil plus personnalisée.
Qu'en penses-tu ? 
Rien ?
Ah, oui, j'oubliais que tu es paralysée par les médocs, tu ne peux donc pas te défendre ...comme ma sœur ! Mais elle c'était la peur qui l’empêchait de te répondre.
 Enfin ! J'en ai terminé avec toi … »

Alors que son monologue s'achève et qu'il lui tourne le dos, Eloïse les yeux rivés sur le plafond grisâtre, ressent un vide immense, suivi de près par un vertige qui encercle son âme... 
Le temps s'arrête... 
Elle l'avait rattrapée, la peur l'avait rattrapée, celle qu’elle craignait par-dessus tout, celle qu’elle fuyait depuis tant d'années.
Elle se rendit compte que ce n'était pas la peur de cet homme qu'elle fuyait… mais la peur de la vérité, car, oui, pendant des années elle savait que cette Rosalie en avait fini, par sa faute, et qu'un jour il lui faudrait payer. 

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