Le concours de nouvelles a ses lauréats pour 2018 !
Découvrez, comme promis mais avec un peu de retard, les nouvelles lauréates du concours 2018 qui avait pour thème Changement(s) de Vie(s). Les participants devaient respecter la limite de 1500 mots pour leur nouvelle. Nous avons reçu 81 nouvelles cette année.
Le premier prix est Patrick Uguen avec sa nouvelle Alter ego publiée dans notre collection d'OLP.
Voici le 2nd prix et les autres nouvelles lauréates ( certaines ne sont pas encore sur le blog, nous attendons que les auteurs en question nous les transmettent.)
Bonne lecture !
Solange 447623
Ceci
n’est pas un roman. J’aurais aimé que cela le fût. Vous allez lire l’histoire d’une
vie. Ma vie. Ma vie qui a basculé à l’été 76. Et pourtant ce que je raconte est
ordinaire. Oui. Je suis une femme ordinaire, banale. Je l’étais jusqu’à cette soirée
de juin. Qui aurait pu alors imaginer qu’un tel bouleversement arriverait ?
Surveillante
générale au collège de Beaupréau, ma vie n’avait jamais dépassé les frontières
de cette petite commune angevine. Pour être plus précise, elle s’était même déroulée
dans le périmètre exact du collège puisque je vivais juste en face, dans la
maison de mon enfance. Fille unique d’un couple âgé je m’étais toujours sentie
en décalage avec mes camarades. Protégée, trop couvée, je me voyais prisonnière
et, les années passant, une sorte de rancœur commença à s’insinuer. Les
relations avec mes parents, chez qui je vivais toujours, devinrent distantes. Ma
seule émancipation avait été de passer mon permis de conduire le jour de mes
dix-huit ans et d’acheter une 2CV. J’étais la première du lycée à posséder une
voiture et je crus un moment que cet avantage me lierait à des jeunes de mon
âge. Au début cela suscita un certain engouement qui rapidement s’éteignit.
Bientôt on ne me fit plus signe pour partager une sortie ou une soirée. Puis
peu à peu le village vit partir les jeunes. Je tentai de garder le contact avec
quelques-uns : mes cartes restèrent sans réponse quand elles ne me revinrent
pas. Voilà maintenant dix ans que je me levais chaque matin pour prendre mon
poste au collège, échangeais quelques mots avec des collègues qui, bien vite,
s’éloignaient parler et rire avec d’autres. Peu encline aux confidences, discrète,
solitaire, mon enfance et mon adolescence s’étaient déroulées sans vagues.
J’avais traversé ces périodes de changement sans bruit. Il semblait que je
n’inspirais ni sympathie ni antipathie, ni intérêt, ni envie : j’étais
comme lisse. Rien ne prenait, ne s’accrochait. Une vie rangée, bien fade en
somme. Le 21 juin j’allais avoir trente-cinq ans et devant moi une solitude
infinie se dessinait. Seule à en mourir. Aussi, ce
jour de mars, à l’instant précis où j’ai croisé le regard ténébreux de Gaspard
qui me gratifia d’un sourire éclatant, j’étais prête à tout pour le conquérir
et changer de vie.
Parmi
le peu d’effets personnels que j’ai pu emporter se trouve une photo légèrement
écornée. Les contours ne sont pas très nets et les couleurs un peu trop
criardes comme sur toutes ces photos instantanées de l’époque prises par des
polaroïds. La scène se passe dans une grande salle avec une estrade. Une femme
est assise au dernier rang, sur un fauteuil à côté de l’allée. Ses mains sont
posées à plat sur ses cuisses, ses jambes repliées sous le siège. Sa tête est
légèrement penchée en avant, le regard absent, lointain. On dirait qu’elle
rêve. A y regarder de plus près on décèle comme une crispation des mains, une
peur au fond des yeux. Elle est la seule à connaître déjà la fin de l’histoire.
A ce moment-là elle sait que le fil de son existence vient d’être rompu. Mais
tant que l’horrible nouvelle reste secrète elle est en sursis. La photo avait
été prise par une élève juste avant le coup d’envoi de la répétition générale. Lorsqu’un
journaliste demanda une photo de la responsable du club de théâtre ce fut
celle-ci qui fut choisie. Je peine à reconnaître sous ces traits maquillés et cette
coiffure apprêtée mon visage. Ce visage qui bientôt s’étalera en première page
du journal local et fera scandale.
Gaspard
était un être solaire. Comment ne pas avoir aimé ces grands yeux qui vous
fixaient, vous faisaient vous sentir unique, exceptionnelle. Comment ne pas
avoir aimé ces boucles brunes indisciplinées et ce visage lumineux. Il parlait
fort, plaisantait avec chacun, avait un mot gentil pour tous et devint vite le
centre des conversations. « Pourquoi
moi ? » me suis-je souvent demandée après qu’il m’invita à
prendre un verre. Nous semblions nous comprendre à demi-mots. Ce fut étrange
cette complicité qui s’installa. Je n’avais jamais éprouvé un tel sentiment de
bien-être, de fusion avec une personne. Tout paraissait facile, évident. Nous nous
retrouvions le soir au café pour refaire le monde. Gaspard ne parlait jamais du
passé ; je ne connaissais rien de lui si ce n’est qu’il avait accepté ce
poste de surveillant pour quelques mois afin de pouvoir s’offrir son
rêve : un voyage à San Francisco. Notre passion commune du théâtre se
concrétisa lorsque le directeur nous proposa de monter une pièce pour le
spectacle de fin d’année.
Je
me suis lancée à corps perdu dans cette aventure. Ma vie semblait en dépendre. Le
fil qui me liait à Gaspard était cette pièce. Après le spectacle qu’adviendrait-il ?
Je ne pouvais me résoudre à ce que cette histoire ne soit qu’un entracte dans
ma vie. C’est alors que je lui proposai de partager un appartement. Entre amis.
Evidemment j’inventais des raisons financières. Qu’importe ! Je dus le
convaincre des économies qu’il pourrait réaliser. Quelques jours
suffirent : il accepta ma proposition. Ma vie allait enfin prendre un
tournant, un virage. Je me mis instantanément en quête d’un logement. Deux
semaines plus tard, j’emménageai dans un petit studio où Gaspard devait bientôt
me rejoindre. J’y passais tout mon temps libre à l’aménager : repeindre
les murs, bricoler des étagères, coudre des rideaux… Nous nous y retrouvions le
soir et nos conversations se poursuivaient tard dans la nuit pendant que nous
mettions la dernière main aux costumes et aux décors. Je le pressais de venir s’y
installer. Il hésitait à précipiter les choses. J’insistais. Il tergiversait.
Je cherchais de nouveaux arguments. Il usait de détours pour retarder son
emménagement. J’étais déçue. Je ne savais plus quoi penser. Il me donnait une
date puis revenait sur sa décision. J’étais contrariée, attristée. Puis, assez
soudainement, sans trop savoir ce qui avait été à l’origine de ce changement,
il m’annonça qu’il poserait ses valises chez moi après le spectacle. J’attendais
avec impatience ce jour.
Aujourd’hui
je me demande encore comment tout a pu basculer aussi vite et de façon si
brutale. J’avais toujours voulu être de bonne compagnie, conciliante et éviter
les conflits. Etait-ce ce côté poli, sans aspérités qui, confronté aux regards
moqueurs, malveillants, fut à l’origine de ce dérapage atroce ? Au
souvenir des chuchotements dans mon dos, des sourires en coin de mes collègues,
la même douleur me saisit. Je croyais y déceler de l’envie. Comme je fus naïve !
Une vraie imbécile ! Comment m’être trompée à ce point ? Lorsque j’en
parlais à Gaspard, cela le faisait rire « Laisse-les dire ! Je me moque de ce que les gens pensent. »
Facile à dire pour quelqu’un qui venait d’arriver dans le village. Depuis
toujours j’étais confrontée aux ragots, aux rumeurs qui parfois défaisaient des
réputations ou des couples. En province on vit sous le regard des autres.
La
répétition générale devait avoir lieu en début de soirée. Une chaleur
étouffante nous accablait. L’air était chargé d’électricité. Un orage était
prévu dans la nuit et la pluie tant attendue après des semaines de sécheresse.
Gaspard avait emprunté ma 2CV pour apporter les costumes au théâtre pendant que
je me préparais. Je fermai les fenêtres et les volets par précaution et quittai
le studio. J’avais décidé de me rendre à la salle de spectacle à pied. J’avais
besoin de marcher pour réfléchir à mon bonheur tout neuf. Malgré la chaleur écrasante
je me sentais légère. Arrivée sur place, je vis ma voiture garée et remarquai la
porte avant ouverte. J’appelai Gaspard. Rien. Pas de réponse. Je m’approchai.
Au moment où je m’apprêtai à fermer la portière un papier glissa du siège. Je
le ramassai et le fourrai machinalement dans mon sac. Je l’aurais presque
oublié si je n’avais eu l’idée de vérifier que j’avais bien emporté le
programme du spectacle à distribuer. Le choc manqua de me faire défaillir. La
vérité était écrite noire sur blanc. Raillée. Moquée. Ridiculisée. Bafouée. J’avais
été le jouet d’un simple pari entre Gaspard et mes collègues. Oui, bien sûr,
cela aurait pu tourner autrement mais on ne joue pas impunément avec les sentiments
d’une femme en quête d’amour. Je suis allée dans les coulisses à la recherche
de Gaspard. Tous les acteurs étaient déjà derrière le rideau, prêts à entrer en
scène. Les coulisses étaient désertes. Je l’ai aperçu au détour d’un couloir. Quelques
mots furent échangés. Puis il rit. C’est son rire qui a tout déclenché. Une vie
s’est brisée sur un éclat de rire.
Evidemment
ma vie a changé. Mais pas comme je l’avais rêvée.
Solange
447623 - Fleury Mérogis le 30 août 1988.
Il faut qu'il en parle !
Pieds
nus dans ses bottes et le neurone qui bourgeonne, chaland nonchalant, il
arpente la ville de son pas. Le poil étouffe sa trogne. Se raser le barbe. Tous
les dix pas il claironne sa bouteille de gros rouge. Pas de lit, pas d'amis.
Pas de femme, plus de femmes. Elle lui ont bouffé son âme. A son ombre qui
folâtre devant son pas, il clame des suppliques par lui écrites et crie partout
sa honte de n'être pas mort. Tous les matins, il faut qu'il en parle pour que
sa journée lui soit moins pénible.
Depuis
deux mois, à force de le fréquenter chaque matin en noircissant mes pages
blanches, j'ai voulu le rencontrer. Je croyais lui donner vie, il existait en
vrai. Comme il traîne de bars en troquets, de zincs et bistrots, assoiffé d'une
rage douloureuse qu'il n'arrive pas à étancher, je lui ai donné rendez-vous au
''Quart de lune'', un rade de Brest. Je sais qu'il y nocturne à grands coups de
canons.
Il
pleut rue de Siam. Une grande dame noire traverse la nuit. Je crie son nom.
Elle se jette dans mes bras. Je la serre. Fantôme. Le vent d'ouest mal réveillé
hurle sa colère. Il s'engouffre sous ma veste. J'ai froid, d'un froid mouillé. Les
mouettes sont muettes. J'enferme mon corps dans mes bras. Je ramasse mes rêves
sous ma casquette. Je viens de passer la nuit sous le porche du '10'. Je
me lève sur un pied, l'autre dort. Ma démarche clopine. J'ai mal.
Au
''Quart de lune'' c'est l'heure des croissants. A la table du fond, devant un
verre vide, il ronfle, la tête sur les bras. Je commande deux rouges à Joubert
le taulier et pioche deux croissants dans la corbeille. Je m'approche de lui.
Il se parle. Je lui tapote l'épaule. Une fois, deux fois. Plus fort, encore
plus fort. Il s'éclaircit un œil, vise le verre, l'avale cul sec, rote et pète.
Je le salue. Il grogne. Dans ses mèches blanc-écume trop longues, son regard
délavé a jeté l'ancre au fond de la grande bleue. Je commande deux autres
rouges. Il trempe son verre dans son croissant et me sourit de toute ses dents
qu'il n'a plus. Je m'assois. A quarante ans, Jo Penhars en fait vingt de plus.
Le roc se délite. Trop de tempêtes l'ont sapé depuis cette nuit funeste au
large du plateau de Cornwall. Il sèche son verre, en commande un autre, et dans
sa barbe piquetée de miettes du croissant, il se met à raconter.
« Je
venais de descendre dans la cambuse pour préparer du chaud. Depuis une heure la
mer était folle. ''Penn Sardin'' craquait de partout. Sur le pont, deux autres
matelots, le mousse et le patron essayaient de remonter le chalut. A chaque
plongée du bateau, je cognais contre quelque chose. Je n'avais jamais connu un
tel bordel. La trouille me serrait le bide. J'ai ouvert une bouteille et j'ai
avalé le rouquin en trois goulées. je transpirais, à flots. Quand 'Penn Sardin'
a viré, j'ai chié dans mon froc et dégueulé en deux secondes, trois jours de
bouffe et de pinard. Mal, j'avais mal partout. J'ai appelé les gars sur le
pont. Y a que le vent qui m'a répondu. Tout à bord était sens dessus-dessous.
Je ne savais plus où était le haut, où était le bas. Ça puait le gas-oil. Et
tout d'un coup, va savoir pourquoi, aussi vite qu'il avait fait la culbute,
'Penn Sardin' s'est remis sur sa quille. C'était le chamboule tout à bord. J'ai
appelé les gars sur le pont. Y a que le vent qui m'a répondu. J'ai allumé mon
briquet pour trouver l'échelle et j'ai grimpé. Le vent avait molli. J'ai
gueulé, hurlé. Rien. J'ai tout de suite compris. Les autres étaient passés à la
baille pour faire de la 'boued-pesked', de la bouffe pour la poiscaille et moi,
j'étais perdu au milieu de je ne sais où. Ma montre était cassée. je ne savais
plus si on était le soir ou le matin. Et j'ai sombré.
Quand
une voix embrumée m'a réveillé, je ne comprenais pas. On me demandait si ça
allait, où se trouvaient les autres, comment c'était arrivé. Je pleurais. Pire
qu'un gosse. J'étais trempé. J'étais gelé.
On
m'a transbordé et donné du chaud à boire. Depuis, on est toujours après moi,
jour et nuit, à me demander pourquoi je ne suis pas mort avec eux, comme si
j'avais fait exprès de descendre préparer un chaud parce que j'avais peur. Mais
les autres aussi avaient peur et c'était le patron qui m'avait demandé de
descendre. J'ai l'impression que personne ne me croit. J'ai honte. Honte de ne
pas être mort avec eux.»
Jo
Penhars n'en dira pas plus. Je me lève.
Je sais que sa journée sera moins pénible, la mienne aussi. Car je sais que je
vais continuer à le côtoyer dans mes pérégrinations littéraires. Je lui tapote
à nouveau l'épaule et je sors en demandant à Joubert de le réapprovisionner.
CHAMBRE D’HOTES.
Il m'a toujours ignorée.
C'est ça la vie d’une groupie; ça ressemble à
celle d’un kleenex, la cellulose en moins. On veut aider mais on nous
jette.
On pourrait aussi la comparer à celle d’un espion,
en embuscade permanente dès potron minet, et qui devient l’ombre de lui même à
force de poursuivre une chimère.
Je sais de quoi je parle.
De sept à douze ans, j’ai donc mené la vie
d’un kleenex-espion.
Je l'ai contemplé du haut de mes patins à roulettes,
persuadée d’être la réincarnation féminine de Popeye gonflée aux épinards. Lui
le mâle à la gloire exponentielle, moi, la toute petite amoureuse déjà transie.
Plus je frôlais son corps pavoisant sans vergogne à tous les coins de rue,
moins il me voyait.
De douze à dix huit, j’ai écouté ses tubes
sans discontinuer pendant que Monsieur s’exilait aux States et nous à
Villepinte.
Bon.
C’est comme ça, ça sert à rien de pleurnicher
sur le passé.
Je vais pas tenir un discours misérabiliste
sur ma vie de fille de commerçants, claquemurés derrière leur tiroir caisse. J’ai
grandi comme ça, à l’écart de pas mal de vérités très élémentaires sur la vie et
connectée de force aux monologues de ma mère toujours perchée sur ses nuages
bien trop étroits pour ses deux filles.
Pas étonnant qu’avec un tel bagage de
tendresse et d’affection je me sois entichée d’un chanteur à la tignasse
léonine, au torse velu de petit kiwi mûr, aux cuisses d’albâtre fuselées et aux
hanches dignes d’un Michel Ange. J’avais rien d’autre à me mettre sous la dent
dans un rayon de dix kilomètres à la ronde. Elle a donc fantasmé la petiote.
En fait, lui, c’était pas un chanteur, c’était
une star. Nuance.
C’est pas du tout la même chose et c’est
surtout beaucoup plus risqué pour celle qui s’aventure sur le terrain aride et
sans réciprocité de l’ idôlatrie.
Lui, la vedette sur papier glacé planqué
derrière ses lunettes de bakélite blanche et la vitre de tous les abris bus de
la Seine St Denis, indifférent à la marche du monde; moi, en berne.
Contemplé, observé, adoré, adulé; de quoi
péter des roubignolles, mais rien n’y a fait. Aux dernières nouvelles, elles
sont toujours là, du moins je l’espère.
Ma psy argentine à la chevelure d’ébène est au
courant de mon plan machiavélique. Je ne lui cache jamais rien à ma psy, elle
en redemande.
Elle m’a mise en garde, c’est vrai: «
Vous allez prendre de très gros risques en faisant ça, êtes vous vraiment certaine de vouloir le
faire? Si vous échouez, vous aurez la police à vos trousses et cela risque de
se terminer très très mal. »
C’est paradoxalement le « très très
mal » qui m’a donné la niaque. Je l’ ai ressenti comme un merveilleux
défi. Elle m’a aussi dit, comme en s’ excusant, qu’il n'est jamais trop tard
pour réaliser son rêve y compris et surtout le plus fou, ce que j’ai immédiatement
traduit par « jamais trop tard pour changer de vie ».
Bingo et me voilà !
J’ai donc décidé d’arrêter la coiffure et
d’ouvrir une chambre d’hôtes. Si d’autres l’ont fait, je peux le faire aussi.
Et puis l’espèce humaine a régulièrement besoin de se changer les idées.
Quarante ans, toutes mes dents, prête à tout,
timing parfait.
Marre des vieilles aux cailloux déplumés, des
extensions capillaires à la Sissi l’Impératrice et autres illusions d’optique. Car
faut pas s’tromper, la coiffure, c’est pas autre chose; c’est que d’
l’illusion, et à partir de maintenant, je ne veux que du vrai.
C’est ainsi que tout a basculé la semaine
dernière. Comme ça, tout à trac.
Je lisais un fait divers dans un hebdomadaire pour
humains désenchantés quand l'idée d'adopter pour toujours mon idole m'a terrassée.
« Si on peut aller à SPA sans difficulté,
ça doit être possible de faire la même chose avec les hommes »,
me suis je dit tout à coup avec l’impression d’avoir découvert la pierre
philosophale.
L'adoption, c’est pas réservé aux caniches ou
à tous les autres trucs à poils et à plumes, et de toutes façons, question
pilosité, l’objet de ma dévotion n’est pas en reste. Le petit kiwi bien mûr et
duveteux de ma jeunesse s’est transformé avec le temps en orang-outan toutes
focales confondues, alors vous pensez, caresser un chowchow en comparaison, c’est
caresser un marbre de Pompon.
Ce constat posé, comment allais je m’y prendre
pour appâter l’animal ?
a/ A sa sortie de concert?
Trop de groupies énamourées et autres quiches en
panne de fins de soirées lui sautent au cou et ailleurs.
Mission impossible.
b/ Lui écrire avec des pleins et des déliés -
surtout des déliés- et lui déclarer ma flamme que je maintiens allumée avec
beaucoup de persévérance depuis trente trois ans?
Sa secrétaire interceptera la missive et je
ferai chou blanc.
c/ L' enlever?
J’vais m’gêner.
J’aurais pu y penser beaucoup plus tôt mais j’étais
pas prête. Trop de travail au salon, trop de soucis. Y a un temps pour tout
comme dit l’ Ecclésiaste, chapitre trois, alors respect.
Mais maintenant, je suis prête. Définitivement.
Ce soir, c’est donc LE soir.
J'ai pas l'intention de lui faire de mal,
genre lui couper un doigt façon baron Empain ou je ne sais quoi de ce style. C’est
pas parce que je coupe des cheveux à longueur de journée que je coupe tout
c’qui m’tombe sous la main. Je suis pas une violente.
Et puis changer de vie, c’est pas changer d’
ADN.
Je veux au contraire un enlèvement
romantique, sur mon scooter, que j' ai pour la bonne cause nettoyé des jantes
aux rétros. Faut voir la bécane; on lui donne deux ans d’âge, elle en a quinze.
L’Argus en tomberait malade. Mais il est à moi, rien qu’à moi.
A la Gregory Peck dans Vacances romaines,
voilà l’enlèvement que je prépare.
J'ai prévu de me poster devant la sortie des artistes
à 23h 50 précises et d'attendre. Je serai très belle of course et tant qu’à
faire, très différente de toutes ses groupies habituelles. Pas la fille
hystérique toutes hormones dehors, non. Je la jouerai dolce vita et tutti
quanti; il en reviendra pas le coco.
Je connais ses habitudes comme si je l'avais
mis au monde: son chauffeur Maurice guette sa sortie comme le Messie mais ce
soir, je m' occupe de Maurice.
Acte 1: informer Maurice d'un changement de
programme in extremis.
Acte 2: soudoyer le dit Maurice en espèces
sonnantes et trébuchantes. L'argent, le nerf de la guerre.
Acte 3 : cueillir mon idole épuisée, sourire
aux lèvres et fraîche comme un gardon, discours persuasif en bandoulière et
scooter rutilant à la main.
Acte 4: l'emmener dans ma tanière sur le ci
dessus mentionné scooter rutilant.
J’ai pensé à tout: petit plaid pour ses genoux,
casque bleu nuit pour plus d’incognito, thermos de Sweet Love, mon thé préféré.
Ma toute nouvelle chambre d’hôtes est en
banlieue parisienne, comme moi; j’ai pas les moyens d’avoir une garçonnière
avenue Foch.
Je m'y réfugie depuis que mes vieux ont quitté
la capitale pour Villepinte et m'y vautre sans retenue dès que ma mélancolie souterraine
remonte à la surface et elle remonte souvent.
Ayant grandi dans le cercueil scellé de l’arrière
boutique de mes parents, je me suis endurcie et me contente de très peu de
choses. Ma tanière est un petit garage au sous sol d’un pavillon effacé et
insignifiant, au chaud, à l’abri des regards. On y accède par un petit escalier
dérobé en béton que parachève une imposante porte blindée.
Imposante mais rose, ma couleur préférée.
Je pourrais y entreposer la Joconde que le
Louvre ne la trouverait jamais.
J’ai couvert ses parois d’étagères toutes
dédiées aux vinyles et récents CD de mon idole, l’ai équipée de tout le
matériel dont tout studio d’ enregistrement digne de ce nom se réclame. Console
de mixage, moniteurs, enregistreurs, micros,
je n’ai rien oublié je crois et si par malheur, il manquait quelque chose, je
pourvoirai à ce manque sans faute; je suis une personne attentionnée.
Ma chambre d’hôtes, toutes les stars la
voudraient.
J’ai condamné le soupirail pour que mon orang
outan ne prenne pas froid, installé une alarme en cas d’attaque et coupé le
téléphone. Deux caméras me tiennent informée des allers et venues extérieurs et
des tentatives d’invasion.
Je serai avec lui jour et nuit mais moi seule
pourrai sortir. Plus rien ne sera jamais comme avant.
Finis les fans agressifs, les relations
toxiques, la vie tape à l’oeil. Place à l’amour avec un grand A.
On va s’aimer comme des bêtes.
de Isabelle Augier-Jeannin
6h.
« J’ai fait un drôle de
rêve. Je passais la journée au lit pendant que tu allais bosser. »
Umé tâte le côté du lit de
Jean, mais son mari est déjà descendu.
Elle se lève pour préparer le
déjeuner de la maisonnée. Il fait encore nuit. Les marches des escaliers
craquent malgré ses précautions. Ah, il faudrait aussi dire à Jean de réparer
la poignée de la porte du bas, qui tourne dans le vide et claque.
Le chat se faufile dans ses
jambes. Umé lui sert ses croquettes et change son eau, mollement.
Malgré la fatigue, elle profite
des rituels du petit déjeuner, en respirant profondément. Elle s’active avec
lenteur. Elle cherche l’efficacité, chaque jour renouvelée :
Elle va d’abord au vaisselier,
elle prend les tasses : la rouge pour son époux, la blanche pour elle. Le
bol à céréales bleu pour le fils aîné de passage à la maison, l’orange pour la cadette
et le vert pour le benjamin. A présent les petites assiettes, les cuillères,
les couteaux … Tout doit être placé de la même manière pour tous,
rigoureusement, sinon on ne sait pas ce qui peut arriver ; la vie est
cruelle.
Elle va ensuite au grand placard
aux provisions. A chaque fois qu’elle ouvre les battants, elle est émerveillée
par la profusion des bocaux, boîtes et paquets de toutes sortes : en haut,
si haut qu’il faut utiliser un escabeau, sauf si on est Jean, on peut voir
toutes les confitures qu’elle a faites, du jaune au marron, en passant par les
variétés innombrables de rouges et d’ambres, en un festival d’automne
chatoyant. Plus bas les farines, les noisettes, les sucres, tous les
ingrédients pour la fabrication de gâteaux pour le goûter, l’univers doux et
sucré d’Umé. Plus bas encore, c’est cette fois le domaine salé de Jean le
cuisinier, avec les pâtes, les lentilles vertes du Puy, les boîtes de toutes
sortes et les bocaux de condiments … En dessous encore, à portée de la main de
la petite Umé, les éléments du petit déjeuner : céréales, pains au lait,
thés, tisanes aux multiples fonctions, pour le réveil calme, la digestion
facile, les règles douloureuses, le traitement de la toux et la nuit
tranquille. Tout en bas, à même le sol, les grands sacs de riz, de pommes de
terre, le lait, en bref les bases de la nourriture familiale.
Umé s’attarde à admirer cette
profusion de vivres, avec un soupir de contentement. Puis elle prend les
céréales, le lait, les petits pains pour les enfants, les confitures, les pose
sur la table et ferme le placard. En un
seul mouvement tranquille, elle met le café de Jean en route, la bouilloire
pour sa chicorée à elle, une casserole pour les œufs, lesquels attendent dans
un petit panier à côté de la cuisinière, va chercher le beurre et le
fromage au réfrigérateur, prend le pain et le couteau à pain sous le
billot, retourne au vaisselier pour les coquetiers … Elle va même chercher des
serviettes dans l’armoire.
Pendant que chauffent le café
et l’eau sur le gaz, Jean, le grand, le fort, l’imposant, sort de sa douche,
nu, embaumant le vétiver et la crème à raser. De voir toute cette chair
odorante, ces formes arrondies et puissantes, Umé s’émeut. Des nuées de
souvenirs récents d’étreintes matinales lui parcourent le ventre. Elle ne
résiste pas à lui effleurer le front et la jambe. Jean étend alors sa grande
main, saisit Umé, l’empoigne, la palpe … Comme ils se touchent bien, encore et encore,
après toutes ces années !
-
« Tu rentres tard ? s’enquiert Umé.
-
Tu sais bien. On est jeudi. Claude n’est pas là
et je suis seul pour ranger la cuisine. Ne m’attends pas et va te coucher. Tu
es à la maison ce matin ?
-
Je pensais aller faire les courses.
-
C’est que j’attends un colis …
-
Ne t’inquiète pas. Je comptais repasser
l’après-midi. Je vais inverser. »
7h.
« J’ai fait un drôle de
rêve. J’étais femme au foyer, et toi cuisinier. »
Umé tâte le côté du lit de
Jean, mais son mari est déjà descendu.
Elle se lève. Il fait encore
nuit.
Elle passe devant la chambre de
Chloé, celle de Mathieu. Elle souffle : « C’est l’heure,
debout ! ». Elle ne veut pas réveiller Lucas, l’aîné, de passage à la
maison, qui n’a pas besoin de se réveiller si tôt. Malgré tous ses efforts, les
marches des escaliers craquent sous ses pas.
Ah, il faudrait aussi dire à Jean de réparer la poignée de la porte du
bas, qui tourne dans le vide et claque.
Le chat se faufile dans ses
jambes et manque de la faire tomber. De derrière la porte de la salle de bain,
elle dit à Jean :
« Tu pourras lui servir
ses croquettes et changer son eau ? »
Malgré la fatigue, elle
s’active. Elle dispose sur la table ce qu’il faut pour le déjeuner, en fonction
du goût de chacun, d’un seul mouvement. Le matin, elle n’a pas le temps de
s’attarder. Jean a déjà mis le café en route avant d’aller se laver.
Pendant que chauffe le café,
Jean, le grand, le fort, l’imposant, sort de sa douche, nu, embaumant le
vétiver et la crème à raser. De voir toute cette chair odorante, ces formes
arrondies et puissantes, Umé s’émeut. Des nuées de souvenirs d’étreintes dominicales
lui parcourent le ventre. Elle ne résiste pas à lui effleurer le front et la
jambe. Comme ils se touchent bien, encore, après toutes ces années !
-
« Tu rentres tard ? s’enquiert Umé.
-
Je ne pense pas. Demain, par contre, j’ai une
réunion du CA … Tu es à la maison ce matin ?
-
Tu sais bien que non ; on est jeudi. J’ai 8
h de cours aujourd’hui. Je ne rentre pas manger.
-
C’est que j’attends un colis …
-
Fais-le déposer chez les voisins. »
Ils déjeunent en silence,
chacun dans ses pensées, le front de Jean barré d’un souci professionnel qu’il
rumine déjà. Elle dans la méditation muette d’une journée toute neuve qui
démarre, concentrée sur son éternelle question : qu’est-ce que je fais de
ma vie ?
8h.
« J’ai fait un drôle de
rêve. J’étais prof, et toi directeur d’une grosse boîte. »
Umé tâte le côté du lit de
Jean, mais son mari est déjà descendu.
Il fait jour. Les enfants sont
tous partis plus tôt dans la matinée. Il n’y a qu’elle et Jean.
Elle se lève. Les marches des
escaliers craquent sous ses pas. La
poignée de la porte du bas tourne dans le vide et claque.
Le chat se faufile dans ses
jambes et manque de la faire tomber. Jean, sous la douche, lui crie :
« Tu pourras lui servir
ses croquettes et changer son eau ? »
Il a déjà préparé la table du
petit déjeuner et mis le café en route avant d’aller à la salle de bain. Puis nu, grand, fort, imposant, il sort de sa
douche, embaumant le vétiver et la crème à raser. De voir toute cette chair
odorante, ces formes arrondies et puissantes, Umé s’émeut. Des nuées de
souvenirs d’étreintes pas si lointaines lui parcourent le ventre. Comme ils se
touchent bien, après toutes ces années !
-
« Tu rentres tard ? demande-t-il à Umé.
-
Tu sais bien, on est jeudi. Je répète avec les
Lascarilles, aujourd’hui.
-
Tu es à la maison ce matin ? Claude me
dépose son violon à réparer. Il n’a pas le temps d’aller à l’atelier …
-
Ne t’inquiète pas. Je reste ici réviser mon
texte. »
Ils déjeunent en silence,
chacun dans ses pensées, le front du mari barré d’un souci professionnel qu’il
rumine déjà. Elle dans la méditation muette d’une journée toute neuve qui démarre,
concentrée sur son éternelle question : qu’est-ce que je fais de ma
vie ?
10h.
« J’ai fait un drôle de
rêve. J’avais encore des contrats, et tu étais luthier. »
Umé tâte le côté du lit de
Jean, mais son mari est levé depuis longtemps. A cette heure, il est déjà à son
bureau. Les enfants vaquent également à leur occupation, boulot ou lycée.
Allez. Le grand intérêt de ne
plus avoir de travail, c’est de ne pas avoir d’horaires.
Elle reste sous la couette,
s’imaginant Jean sortant de sa douche, nu, embaumant le vétiver et la crème à
raser … Des nuées de souvenirs d’étreintes lui parcourent le ventre. Comme ils
se touchaient bien, durant toutes ces années !
Elle se rendort avec son
éternelle question : qu’est-ce que je fais de ma vie ?
-Au printemps on
est un peu fou !
En entendant
cela, je l’ai regardée dans le rétroviseur. Elle a prononcé ces quelques mots
pour elle-même, d’une voie douce. Elle semble perdue dans ses rêves. Elle est charmante cette vieille grand-mère…
-Vous ne pourriez pas accélérer un
peu, jeune homme ? me demande-t-elle. Parce qu’à cette vitesse nous ne sommes pas encore arrivés !
Je lui précise
respectueusement que j’ai eu de la part de sa fille, avant le départ, la
consigne de rouler lentement pour ne pas la fatiguer.
-Ah, c’est pas vrai !!! Faut toujours qu’elle se mêle de tout,
celle-là. Elle ne changera donc
jamais ! Bon, eh bien mon petit,
vous allez me faire le plaisir, n’en déplaise à ma fille, d’appuyer un peu plus
sur le champignon. Compris ?
J’obtempère car
je sens qu’elle a un œil sur le compteur. Cette dame, je suis chargé de la
reconduire à son point de départ, comme à chaque fin de week-end. Le dimanche
soir la vie doit reprendre son cours et elle le chemin de la maison de
retraite. Mais aujourd’hui, contrairement aux autres fois, elle semble pressée
d’y arriver.
J’accélère
et engage la conversation :
-Votre fille a une bien jolie maison.
-Je sais c’est la mienne.
Enfin…C’ETAIT… la mienne !!! Juste avant
de la lui donner pour y loger son incapable de mari et ses trois
mouflets. Ce qui fut une très mauvaise
idée et même une monstrueuse connerie. La cohabitation s’est vite avérée
impossible avec mon gendre qui n’a inventé ni la poudre, ni l’eau tiède… ni le
reste d’ailleurs ! Vous commencez à comprendre pourquoi j’ai atterri à
« La Roseraie » ? Dehors la vieille ! Tu viendras nous voir une fois par semaine et
ce sera bien suffisant ! D’où mes
allers-retours dominicaux.
J’ai cru
intelligent de lui dire que ma grand-mère était, elle aussi, dans une maison de
retraite, et qu’elle s’y trouvait très bien.
-Mais NON !!! a-t-elle aussitôt
réagi. Elle ne s’y trouve pas bien, votre grand-mère ! Vous dites cela
parce que ça vous arrange ou que vous ne voulez pas voir la réalité en face. Je
la plains la pauvre femme. Et je sais de quoi je parle…
Là, je suis en
train d’en prendre plein la musette.
-Vous savez ce que c’est une maison
de retraite ? m’a-t-elle demandé.
Je n’ai rien trouvé
d’intelligent à lui répondre.
-Eh bien je vais vous le dire :
c’est une salle d’attente d’un genre particulier. On vous y colle, en attendant
de vous coller le plus vite possible une couronne mortuaire sur le ventre. On
vous nourrit, on vous lave, on vous occupe, on vous asperge de bonnes
intentions, on vous prend la température matin et soir pour savoir si votre
chambre sera bientôt libre, afin de la
relouer aussi sec à un autre sursitaire. Voilà, une maison de vieux ce n’est
rien d’autre que cela : une antichambre ante-mortem !
Je tiens à réagir et lui dis que « La
Roseraie » a tout de même l’air très accueillant comme établissement.
-Ah
mais oui !
Extérieurement ça en jette ! Maison bourgeoise. A l’intérieur rien que du beau
monde, trié sur le volet en fonction du compte en banque. Directrice charmante,
souriant constamment du dentier. Oui, oui c’est la classe ! Je suis bien
d’accord avec vous.
-Ben, alors ?
-Quoi, ben alors ? Et la
solitude, vous en faites quoi de la solitude, mon petit ? Vous vous êtes
déjà demandé ce qu’elle fait le soir votre grand-mère, quand elle se retrouve
seule dans sa piaule avec ses souvenirs ?
-Ben non ! ai je répondu.
-Eh bien, elle pleure votre grand-mère.
Et par dignité elle attend la fin sans vous le dire.
-Mais alors, pourquoi êtes-vous si
pressée d’arriver ce soir à
« La Roseraie » ?
ai-je voulu savoir.
-Ça, mon petit bonhomme, je vous le
dirai en temps voulu. Accélérez je vous prie, vous n’êtes même pas à 120
!
Nous arrivons.
Fin du parcours !
-Vous ne bougez pas, m’ordonne-t-elle.
Vous m’attendez ici, j’en ai pour cinq minutes. Inutile de sortir ma valise.
Et d’un pas
décidé elle passe la grille d’entrée de la noble institution. J’en profite pour
mieux détailler la bâtisse. C’est une chouette baraque. Ça respire l’opulence
et les bonnes manières. Sûr que ma grand-mère aimerait bien être là, si elle en
avait les moyens.
Ma
passagère revient. Elle a mis un manteau
et n’a qu’un petit sac de voyage.
-Allez, mon petit, vous filez à
l’aéroport, et en vitesse, je suis attendue !
Là, il est
évident que quelque chose se passe. Les fois précédentes elle réglait sa course sans dire un mot. Mais
ce soir il y a une rallonge au programme. Je n’ose en demander la raison.
-Ne soyez pas étonné, cher enfant.
Aujourd’hui j’ouvre la fenêtre, je veux profiter du printemps… pendant qu’il
est encore temps !
J’ai dû avoir l’air idiot. Elle a ri.
-Je vous rassure, précise-t-elle. Je
sais très bien que nous sommes en Novembre. Mais quand je parle du printemps,
c’est une image, un symbole ! Vous saisissez ?
Je n’ai jamais
été très symbole, et j’ai du mal à saisir. Elle continue :
-Le printemps, mon garçon, c’est la
jeunesse, la joie de vivre, l’insouciance, un avenir plein de promesses. Moi,
je n’ai plus que l’hiver comme avenir prometteur. Alors
je dis « Stop ! »
Aujourd’hui je change de vie, je fais
comme le grand Jean-Sébastien … je fugue !
Je ne connais
pas le Jean-Sébastien en question. Mais peu importe. Elle poursuit.
- J’opère aujourd’hui un virage à 180
degrés. Je vais enfin respirer à pleins poumons, m’oxygéner les neurones. Je
largue les amarres, je laisse derrière moi
les condamnés à l’hibernation définitive, ce peuple triste et résigné des
maisons de retraite. Je vais
vivre ! Vous pouvez en être
certain.
-Et vous allez faire quoi ?
-Un périple
-Un quoi ?
-Un voyage. On dit voyage ou périple,
c’est presque pareil.
-Ah bon ! Et vous allez péripler
où ?
-C’est lui qui a décidé de notre
future destination.
Je n’ai pas
demandé qui était ce « Lui ».
-Vous savez, il n’est jamais trop
tard pour changer de saison. Moi, dans ma vie, je n’ai jamais connu de
printemps enchanteur. Je me suis retrouvée mariée à un sinistre imbécile qui
a eu juste le
temps de me faire une fille avant de disparaître dans la nature. C’est ce que
j’appelle un virage manqué. Je croyais trouver la liberté en me mariant, Je me
suis royalement plantée. Après, je suis passée sans m’en apercevoir de
l’été à l’automne pour en arriver maintenant aux portes de l’hiver. C’est
un peu triste comme parcours. Vous ne trouvez pas ? Alors aujourd’hui j’ai
l’occasion de rattraper le temps perdu. Et mon nouveau compagnon est assez
tendre et assez amoureux pour me faire découvrir ce printemps plein d’oiseaux,
de fleurs et de rêves inavoués. La belle histoire d’amour dont je rêvais à
vingt ans commence avec lui.
-Votre fille est prévenue ?
-Pas question ! Elle serait
capable de demander mon internement.
Il y a eu un
long silence. Nous arrivons devant le
Terminal n°2. Elle l’aperçoit sur le parvis. Elle lui fait signe. C’est un
grand monsieur très élégant, blazer
bleu, pantalon blanc. Il a tout d’un haut fonctionnaire en
retraite. Très distingué « l’amoureux ».
-Henri, vous aurez la gentillesse de régler la course
de ce Monsieur, fait-elle.
C’est demandé si gentiment qu’Henri s’empresse
de régler la course avec générosité.
-Ma conne de fille vous contactera
dès qu’elle apprendra que sa mère indigne et instable n’a pas réintégré
« La Roseraie » et qu’elle est donc en fuite. Elle aura sans doute
des trémolos dans la voix. Ne vous laissez pas émouvoir. Vous lui direz
simplement qu’un avion m’attendait, mais que vous n’en savez pas plus. Je vous
autorise toutefois à lui révéler que je ne suis pas partie seule et que cette
petite escapade ne semblait nullement improvisée. Ça la fera cogiter. C’est
assez peu fréquent chez elle.
Elle me regarde
en souriant. Elle a enlevé ses lunettes noires. Elle a de très beaux yeux
bleus.
-Aujourd’hui et grâce à moi, vous
aurez au moins appris une chose importante, jeune homme : il n’y a pas
d’âge pour fuir une réalité trop pesante. Et il n’y a surtout pas d’âge pour
être à nouveau heureux et changer de saison. Retenez bien cette leçon : Le
printemps en hiver c’est assez rare. Il ne faut surtout pas le manquer.
Elle m’a tendu
une enveloppe.
-Vous trouverez à l’intérieur ma
nouvelle adresse. Vous la communiquerez à
ma chère fille quand elle vous téléphonera. Adieu, mon enfant !
Profitez de la vie ! N’attendez pas !
Elle m’a claqué
une bise. Sur ce, le dénommé Henri a pris la valise et ils ont disparu dans le
hall.
Quelques jours plus tard « la
conne de fille » a téléphoné. Comme prévu j’ai ouvert l’enveloppe laissée par « la grand-mère
indigne ».
A
l’intérieur il n’y avait qu’un papier blanc avec un énorme point
d’exclamation !
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