Le concours de nouvelles a ses lauréats pour 2018 !




Découvrez, comme promis mais avec un peu de retard, les nouvelles lauréates du concours 2018 qui avait pour thème Changement(s) de Vie(s). Les participants devaient respecter la limite de 1500 mots pour leur nouvelle. Nous avons reçu 81 nouvelles cette année.
Le premier prix est Patrick Uguen avec sa nouvelle Alter ego publiée dans notre collection d'OLP.
Voici le 2nd prix et les autres nouvelles lauréates ( certaines ne sont pas encore sur le blog, nous attendons que les auteurs en question nous les transmettent.)
Bonne lecture !



Solange 447623
de Emmanuelle Renou Denaes 
2nd prix du concours 2018

Ceci n’est pas un roman. J’aurais aimé que cela le fût. Vous allez lire l’histoire d’une vie. Ma vie. Ma vie qui a basculé à l’été 76. Et pourtant ce que je raconte est ordinaire. Oui. Je suis une femme ordinaire, banale. Je l’étais jusqu’à cette soirée de juin. Qui aurait pu alors imaginer qu’un tel bouleversement arriverait ?

Surveillante générale au collège de Beaupréau, ma vie n’avait jamais dépassé les frontières de cette petite commune angevine. Pour être plus précise, elle s’était même déroulée dans le périmètre exact du collège puisque je vivais juste en face, dans la maison de mon enfance. Fille unique d’un couple âgé je m’étais toujours sentie en décalage avec mes camarades. Protégée, trop couvée, je me voyais prisonnière et, les années passant, une sorte de rancœur commença à s’insinuer. Les relations avec mes parents, chez qui je vivais toujours, devinrent distantes. Ma seule émancipation avait été de passer mon permis de conduire le jour de mes dix-huit ans et d’acheter une 2CV. J’étais la première du lycée à posséder une voiture et je crus un moment que cet avantage me lierait à des jeunes de mon âge. Au début cela suscita un certain engouement qui rapidement s’éteignit. Bientôt on ne me fit plus signe pour partager une sortie ou une soirée. Puis peu à peu le village vit partir les jeunes. Je tentai de garder le contact avec quelques-uns : mes cartes restèrent sans réponse quand elles ne me revinrent pas. Voilà maintenant dix ans que je me levais chaque matin pour prendre mon poste au collège, échangeais quelques mots avec des collègues qui, bien vite, s’éloignaient parler et rire avec d’autres. Peu encline aux confidences, discrète, solitaire, mon enfance et mon adolescence s’étaient déroulées sans vagues. J’avais traversé ces périodes de changement sans bruit. Il semblait que je n’inspirais ni sympathie ni antipathie, ni intérêt, ni envie : j’étais comme lisse. Rien ne prenait, ne s’accrochait. Une vie rangée, bien fade en somme. Le 21 juin j’allais avoir trente-cinq ans et devant moi une solitude infinie se dessinait. Seule à en mourir. Aussi, ce jour de mars, à l’instant précis où j’ai croisé le regard ténébreux de Gaspard qui me gratifia d’un sourire éclatant, j’étais prête à tout pour le conquérir et changer de vie.

Parmi le peu d’effets personnels que j’ai pu emporter se trouve une photo légèrement écornée. Les contours ne sont pas très nets et les couleurs un peu trop criardes comme sur toutes ces photos instantanées de l’époque prises par des polaroïds. La scène se passe dans une grande salle avec une estrade. Une femme est assise au dernier rang, sur un fauteuil à côté de l’allée. Ses mains sont posées à plat sur ses cuisses, ses jambes repliées sous le siège. Sa tête est légèrement penchée en avant, le regard absent, lointain. On dirait qu’elle rêve. A y regarder de plus près on décèle comme une crispation des mains, une peur au fond des yeux. Elle est la seule à connaître déjà la fin de l’histoire. A ce moment-là elle sait que le fil de son existence vient d’être rompu. Mais tant que l’horrible nouvelle reste secrète elle est en sursis. La photo avait été prise par une élève juste avant le coup d’envoi de la répétition générale. Lorsqu’un journaliste demanda une photo de la responsable du club de théâtre ce fut celle-ci qui fut choisie. Je peine à reconnaître sous ces traits maquillés et cette coiffure apprêtée mon visage. Ce visage qui bientôt s’étalera en première page du journal local et fera scandale.

Gaspard était un être solaire. Comment ne pas avoir aimé ces grands yeux qui vous fixaient, vous faisaient vous sentir unique, exceptionnelle. Comment ne pas avoir aimé ces boucles brunes indisciplinées et ce visage lumineux. Il parlait fort, plaisantait avec chacun, avait un mot gentil pour tous et devint vite le centre des conversations. « Pourquoi moi ? » me suis-je souvent demandée après qu’il m’invita à prendre un verre. Nous semblions nous comprendre à demi-mots. Ce fut étrange cette complicité qui s’installa. Je n’avais jamais éprouvé un tel sentiment de bien-être, de fusion avec une personne. Tout paraissait facile, évident. Nous nous retrouvions le soir au café pour refaire le monde. Gaspard ne parlait jamais du passé ; je ne connaissais rien de lui si ce n’est qu’il avait accepté ce poste de surveillant pour quelques mois afin de pouvoir s’offrir son rêve : un voyage à San Francisco. Notre passion commune du théâtre se concrétisa lorsque le directeur nous proposa de monter une pièce pour le spectacle de fin d’année.
Je me suis lancée à corps perdu dans cette aventure. Ma vie semblait en dépendre. Le fil qui me liait à Gaspard était cette pièce. Après le spectacle qu’adviendrait-il ? Je ne pouvais me résoudre à ce que cette histoire ne soit qu’un entracte dans ma vie. C’est alors que je lui proposai de partager un appartement. Entre amis. Evidemment j’inventais des raisons financières. Qu’importe ! Je dus le convaincre des économies qu’il pourrait réaliser. Quelques jours suffirent : il accepta ma proposition. Ma vie allait enfin prendre un tournant, un virage. Je me mis instantanément en quête d’un logement. Deux semaines plus tard, j’emménageai dans un petit studio où Gaspard devait bientôt me rejoindre. J’y passais tout mon temps libre à l’aménager : repeindre les murs, bricoler des étagères, coudre des rideaux… Nous nous y retrouvions le soir et nos conversations se poursuivaient tard dans la nuit pendant que nous mettions la dernière main aux costumes et aux décors. Je le pressais de venir s’y installer. Il hésitait à précipiter les choses. J’insistais. Il tergiversait. Je cherchais de nouveaux arguments. Il usait de détours pour retarder son emménagement. J’étais déçue. Je ne savais plus quoi penser. Il me donnait une date puis revenait sur sa décision. J’étais contrariée, attristée. Puis, assez soudainement, sans trop savoir ce qui avait été à l’origine de ce changement, il m’annonça qu’il poserait ses valises chez moi après le spectacle. J’attendais avec impatience ce jour.

Aujourd’hui je me demande encore comment tout a pu basculer aussi vite et de façon si brutale. J’avais toujours voulu être de bonne compagnie, conciliante et éviter les conflits. Etait-ce ce côté poli, sans aspérités qui, confronté aux regards moqueurs, malveillants, fut à l’origine de ce dérapage atroce ? Au souvenir des chuchotements dans mon dos, des sourires en coin de mes collègues, la même douleur me saisit. Je croyais y déceler de l’envie. Comme je fus naïve ! Une vraie imbécile ! Comment m’être trompée à ce point ? Lorsque j’en parlais à Gaspard, cela le faisait rire « Laisse-les dire ! Je me moque de ce que les gens pensent. » Facile à dire pour quelqu’un qui venait d’arriver dans le village. Depuis toujours j’étais confrontée aux ragots, aux rumeurs qui parfois défaisaient des réputations ou des couples. En province on vit sous le regard des autres.

La répétition générale devait avoir lieu en début de soirée. Une chaleur étouffante nous accablait. L’air était chargé d’électricité. Un orage était prévu dans la nuit et la pluie tant attendue après des semaines de sécheresse. Gaspard avait emprunté ma 2CV pour apporter les costumes au théâtre pendant que je me préparais. Je fermai les fenêtres et les volets par précaution et quittai le studio. J’avais décidé de me rendre à la salle de spectacle à pied. J’avais besoin de marcher pour réfléchir à mon bonheur tout neuf. Malgré la chaleur écrasante je me sentais légère. Arrivée sur place, je vis ma voiture garée et remarquai la porte avant ouverte. J’appelai Gaspard. Rien. Pas de réponse. Je m’approchai. Au moment où je m’apprêtai à fermer la portière un papier glissa du siège. Je le ramassai et le fourrai machinalement dans mon sac. Je l’aurais presque oublié si je n’avais eu l’idée de vérifier que j’avais bien emporté le programme du spectacle à distribuer. Le choc manqua de me faire défaillir. La vérité était écrite noire sur blanc. Raillée. Moquée. Ridiculisée. Bafouée. J’avais été le jouet d’un simple pari entre Gaspard et mes collègues. Oui, bien sûr, cela aurait pu tourner autrement mais on ne joue pas impunément avec les sentiments d’une femme en quête d’amour. Je suis allée dans les coulisses à la recherche de Gaspard. Tous les acteurs étaient déjà derrière le rideau, prêts à entrer en scène. Les coulisses étaient désertes. Je l’ai aperçu au détour d’un couloir. Quelques mots furent échangés. Puis il rit. C’est son rire qui a tout déclenché. Une vie s’est brisée sur un éclat de rire.

Evidemment ma vie a changé. Mais pas comme je l’avais rêvée.
Solange 447623 - Fleury Mérogis le 30 août 1988.






Il faut qu'il en parle !
de  Christophe Navellou

Pieds nus dans ses bottes et le neurone qui bourgeonne, chaland nonchalant, il arpente la ville de son pas. Le poil étouffe sa trogne. Se raser le barbe. Tous les dix pas il claironne sa bouteille de gros rouge. Pas de lit, pas d'amis. Pas de femme, plus de femmes. Elle lui ont bouffé son âme. A son ombre qui folâtre devant son pas, il clame des suppliques par lui écrites et crie partout sa honte de n'être pas mort. Tous les matins, il faut qu'il en parle pour que sa journée lui soit moins pénible.
Depuis deux mois, à force de le fréquenter chaque matin en noircissant mes pages blanches, j'ai voulu le rencontrer. Je croyais lui donner vie, il existait en vrai. Comme il traîne de bars en troquets, de zincs et bistrots, assoiffé d'une rage douloureuse qu'il n'arrive pas à étancher, je lui ai donné rendez-vous au ''Quart de lune'', un rade de Brest. Je sais qu'il y nocturne à grands coups de canons.
Il pleut rue de Siam. Une grande dame noire traverse la nuit. Je crie son nom. Elle se jette dans mes bras. Je la serre. Fantôme. Le vent d'ouest mal réveillé hurle sa colère. Il s'engouffre sous ma veste. J'ai froid, d'un froid mouillé. Les mouettes sont muettes. J'enferme mon corps dans mes bras. Je ramasse mes rêves sous ma casquette. Je viens de passer la nuit sous le porche du '10'. Je me lève sur un pied, l'autre dort. Ma démarche clopine. J'ai mal.
Au ''Quart de lune'' c'est l'heure des croissants. A la table du fond, devant un verre vide, il ronfle, la tête sur les bras. Je commande deux rouges à Joubert le taulier et pioche deux croissants dans la corbeille. Je m'approche de lui. Il se parle. Je lui tapote l'épaule. Une fois, deux fois. Plus fort, encore plus fort. Il s'éclaircit un œil, vise le verre, l'avale cul sec, rote et pète. Je le salue. Il grogne. Dans ses mèches blanc-écume trop longues, son regard délavé a jeté l'ancre au fond de la grande bleue. Je commande deux autres rouges. Il trempe son verre dans son croissant et me sourit de toute ses dents qu'il n'a plus. Je m'assois. A quarante ans, Jo Penhars en fait vingt de plus. Le roc se délite. Trop de tempêtes l'ont sapé depuis cette nuit funeste au large du plateau de Cornwall. Il sèche son verre, en commande un autre, et dans sa barbe piquetée de miettes du croissant, il se met à raconter.

« Je venais de descendre dans la cambuse pour préparer du chaud. Depuis une heure la mer était folle. ''Penn Sardin'' craquait de partout. Sur le pont, deux autres matelots, le mousse et le patron essayaient de remonter le chalut. A chaque plongée du bateau, je cognais contre quelque chose. Je n'avais jamais connu un tel bordel. La trouille me serrait le bide. J'ai ouvert une bouteille et j'ai avalé le rouquin en trois goulées. je transpirais, à flots. Quand 'Penn Sardin' a viré, j'ai chié dans mon froc et dégueulé en deux secondes, trois jours de bouffe et de pinard. Mal, j'avais mal partout. J'ai appelé les gars sur le pont. Y a que le vent qui m'a répondu. Tout à bord était sens dessus-dessous. Je ne savais plus où était le haut, où était le bas. Ça puait le gas-oil. Et tout d'un coup, va savoir pourquoi, aussi vite qu'il avait fait la culbute, 'Penn Sardin' s'est remis sur sa quille. C'était le chamboule tout à bord. J'ai appelé les gars sur le pont. Y a que le vent qui m'a répondu. J'ai allumé mon briquet pour trouver l'échelle et j'ai grimpé. Le vent avait molli. J'ai gueulé, hurlé. Rien. J'ai tout de suite compris. Les autres étaient passés à la baille pour faire de la 'boued-pesked', de la bouffe pour la poiscaille et moi, j'étais perdu au milieu de je ne sais où. Ma montre était cassée. je ne savais plus si on était le soir ou le matin. Et j'ai sombré.
Quand une voix embrumée m'a réveillé, je ne comprenais pas. On me demandait si ça allait, où se trouvaient les autres, comment c'était arrivé. Je pleurais. Pire qu'un gosse. J'étais trempé. J'étais gelé.
On m'a transbordé et donné du chaud à boire. Depuis, on est toujours après moi, jour et nuit, à me demander pourquoi je ne suis pas mort avec eux, comme si j'avais fait exprès de descendre préparer un chaud parce que j'avais peur. Mais les autres aussi avaient peur et c'était le patron qui m'avait demandé de descendre. J'ai l'impression que personne ne me croit. J'ai honte. Honte de ne pas être mort avec eux.»

Jo Penhars n'en dira pas plus.  Je me lève. Je sais que sa journée sera moins pénible, la mienne aussi. Car je sais que je vais continuer à le côtoyer dans mes pérégrinations littéraires. Je lui tapote à nouveau l'épaule et je sors en demandant à Joubert de le réapprovisionner.





 CHAMBRE D’HOTES.
 de Laurence Borry


Il m'a toujours ignorée.
C'est ça la vie d’une groupie; ça ressemble à celle d’un kleenex, la cellulose en moins. On veut aider mais on nous jette.
On pourrait aussi la comparer à celle d’un espion, en embuscade permanente dès potron minet, et qui devient l’ombre de lui même à force de poursuivre une chimère.
Je sais de quoi je parle.
De sept à douze ans, j’ai donc mené la vie d’un kleenex-espion.
Je l'ai contemplé du haut de mes patins à roulettes, persuadée d’être la réincarnation féminine de Popeye gonflée aux épinards. Lui le mâle à la gloire exponentielle, moi, la toute petite amoureuse déjà transie. Plus je frôlais son corps pavoisant sans vergogne à tous les coins de rue, moins il me voyait. 
De douze à dix huit, j’ai écouté ses tubes sans discontinuer pendant que Monsieur s’exilait aux States et nous à Villepinte.
Bon.
C’est comme ça, ça sert à rien de pleurnicher sur le passé.
Je vais pas tenir un discours misérabiliste sur ma vie de fille de commerçants, claquemurés derrière leur tiroir caisse. J’ai grandi comme ça, à l’écart de pas mal de vérités très élémentaires sur la vie et connectée de force aux monologues de ma mère toujours perchée sur ses nuages bien trop étroits pour ses deux filles.
Pas étonnant qu’avec un tel bagage de tendresse et d’affection je me sois entichée d’un chanteur à la tignasse léonine, au torse velu de petit kiwi mûr, aux cuisses d’albâtre fuselées et aux hanches dignes d’un Michel Ange. J’avais rien d’autre à me mettre sous la dent dans un rayon de dix kilomètres à la ronde. Elle a donc fantasmé la petiote.
En fait, lui, c’était pas un chanteur, c’était une star. Nuance.
C’est pas du tout la même chose et c’est surtout beaucoup plus risqué pour celle qui s’aventure sur le terrain aride et sans réciprocité de l’ idôlatrie.
Lui, la vedette sur papier glacé planqué derrière ses lunettes de bakélite blanche et la vitre de tous les abris bus de la Seine St Denis, indifférent à la marche du monde; moi, en berne.
Contemplé, observé, adoré, adulé; de quoi péter des roubignolles, mais rien n’y a fait. Aux dernières nouvelles, elles sont toujours là, du moins je l’espère.
Ma psy argentine à la chevelure d’ébène est au courant de mon plan machiavélique. Je ne lui cache jamais rien à ma psy, elle en redemande.
Elle m’a mise en garde, c’est vrai: «  Vous allez prendre de très gros risques en faisant ça,  êtes vous vraiment certaine de vouloir le faire? Si vous échouez, vous aurez la police à vos trousses et cela risque de se terminer très très mal. »
C’est paradoxalement le « très très mal » qui m’a donné la niaque. Je l’ ai ressenti comme un merveilleux défi. Elle m’a aussi dit, comme en s’ excusant, qu’il n'est jamais trop tard pour réaliser son rêve y compris et surtout le plus fou, ce que j’ai immédiatement traduit par « jamais trop tard pour changer de vie ».
Bingo et me voilà !
J’ai donc décidé d’arrêter la coiffure et d’ouvrir une chambre d’hôtes. Si d’autres l’ont fait, je peux le faire aussi. Et puis l’espèce humaine a régulièrement besoin de se changer les idées.
Quarante ans, toutes mes dents, prête à tout, timing parfait.
Marre des vieilles aux cailloux déplumés, des extensions capillaires à la Sissi l’Impératrice et autres illusions d’optique. Car faut pas s’tromper, la coiffure, c’est pas autre chose; c’est que d’ l’illusion, et à partir de maintenant, je ne veux que du vrai.
C’est ainsi que tout a basculé la semaine dernière. Comme ça, tout à trac.
Je lisais un fait divers dans un hebdomadaire pour humains désenchantés quand l'idée d'adopter pour toujours mon idole m'a  terrassée.
« Si on peut aller à SPA sans difficulté, ça doit  être possible de faire la même chose avec les hommes », me suis je dit tout à coup avec l’impression d’avoir découvert la pierre philosophale. 
L'adoption, c’est pas réservé aux caniches ou à tous les autres trucs à poils et à plumes, et de toutes façons, question pilosité, l’objet de ma dévotion n’est pas en reste. Le petit kiwi bien mûr et duveteux de ma jeunesse s’est transformé avec le temps en orang-outan toutes focales confondues, alors vous pensez, caresser un chowchow en comparaison, c’est caresser un marbre de Pompon.
Ce constat posé, comment allais je m’y prendre pour appâter l’animal ?
a/ A sa sortie de concert?
Trop de groupies énamourées et autres quiches en panne de fins de soirées lui sautent au cou et ailleurs.  
Mission impossible.
b/ Lui écrire avec des pleins et des déliés - surtout des déliés- et lui déclarer ma flamme que je maintiens allumée avec beaucoup de persévérance depuis trente trois ans?
Sa secrétaire interceptera la missive et je ferai chou blanc.
c/ L' enlever?
J’vais m’gêner.
J’aurais pu y penser beaucoup plus tôt mais j’étais pas prête. Trop de travail au salon, trop de soucis. Y a un temps pour tout comme dit l’ Ecclésiaste, chapitre trois, alors respect. 
Mais maintenant, je suis prête. Définitivement. Ce soir, c’est donc LE soir.
J'ai pas l'intention de lui faire de mal, genre lui couper un doigt façon baron Empain ou je ne sais quoi de ce style. C’est pas parce que je coupe des cheveux à longueur de journée que je coupe tout c’qui m’tombe sous la main. Je suis pas une violente.
Et puis changer de vie, c’est pas changer d’ ADN. 
Je veux au contraire un enlèvement romantique, sur mon scooter, que j' ai pour la bonne cause nettoyé des jantes aux rétros. Faut voir la bécane;  on lui donne deux ans d’âge, elle en a quinze. L’Argus en tomberait malade. Mais il est à moi, rien qu’à moi.
A la Gregory Peck dans Vacances romaines, voilà l’enlèvement que je prépare.
J'ai prévu de me poster devant la sortie des artistes à 23h 50 précises et d'attendre. Je serai très belle of course et tant qu’à faire, très différente de toutes ses groupies habituelles. Pas la fille hystérique toutes hormones dehors, non. Je la jouerai dolce vita et tutti quanti; il en reviendra pas le coco. 
Je connais ses habitudes comme si je l'avais mis au monde: son chauffeur Maurice guette sa sortie comme le Messie mais ce soir, je m' occupe de Maurice.
Acte 1: informer Maurice d'un changement de programme in extremis.
Acte 2: soudoyer le dit Maurice en espèces sonnantes et trébuchantes. L'argent, le nerf de la guerre.
Acte 3 : cueillir mon idole épuisée, sourire aux lèvres et fraîche comme un gardon, discours persuasif en bandoulière et scooter rutilant à la main.   
Acte 4: l'emmener dans ma tanière sur le ci dessus mentionné scooter rutilant.
J’ai pensé à tout: petit plaid pour ses genoux, casque bleu nuit pour plus d’incognito, thermos de Sweet Love, mon thé préféré.
Ma toute nouvelle chambre d’hôtes est en banlieue parisienne, comme moi; j’ai pas les moyens d’avoir une garçonnière avenue Foch.
Je m'y réfugie depuis que mes vieux ont quitté la capitale pour Villepinte et m'y vautre sans retenue dès que ma mélancolie souterraine remonte à la surface et elle remonte souvent. 
Ayant grandi dans le cercueil scellé de l’arrière boutique de mes parents, je me suis endurcie et me contente de très peu de choses. Ma tanière est un petit garage au sous sol d’un pavillon effacé et insignifiant, au chaud, à l’abri des regards. On y accède par un petit escalier dérobé en béton que parachève une imposante porte blindée.
Imposante mais rose, ma couleur préférée.
Je pourrais y entreposer la Joconde que le Louvre ne la trouverait jamais.
J’ai couvert ses parois d’étagères toutes dédiées aux vinyles et récents CD de mon idole, l’ai équipée de tout le matériel dont tout studio d’ enregistrement digne de ce nom se réclame. Console de mixage, moniteurs, enregistreurs,  micros, je n’ai rien oublié je crois et si par malheur, il manquait quelque chose, je pourvoirai à ce manque sans faute; je suis une personne attentionnée.
Ma chambre d’hôtes, toutes les stars la voudraient.  
J’ai condamné le soupirail pour que mon orang outan ne prenne pas froid, installé une alarme en cas d’attaque et coupé le téléphone. Deux caméras me tiennent informée des allers et venues extérieurs et des tentatives d’invasion. 
Je serai avec lui jour et nuit mais moi seule pourrai sortir. Plus rien ne sera jamais comme avant.
Finis les fans agressifs, les relations toxiques, la vie tape à l’oeil. Place à l’amour avec un grand A.
On va s’aimer comme des bêtes.







 L’éternelle question
de Isabelle Augier-Jeannin



6h.
« J’ai fait un drôle de rêve. Je passais la journée au lit pendant que tu allais bosser. »
Umé tâte le côté du lit de Jean, mais son mari est déjà descendu.
Elle se lève pour préparer le déjeuner de la maisonnée. Il fait encore nuit. Les marches des escaliers craquent malgré ses précautions. Ah, il faudrait aussi dire à Jean de réparer la poignée de la porte du bas, qui tourne dans le vide et claque.
Le chat se faufile dans ses jambes. Umé lui sert ses croquettes et change son eau, mollement.
Malgré la fatigue, elle profite des rituels du petit déjeuner, en respirant profondément. Elle s’active avec lenteur. Elle cherche l’efficacité, chaque jour renouvelée :
Elle va d’abord au vaisselier, elle prend les tasses : la rouge pour son époux, la blanche pour elle. Le bol à céréales bleu pour le fils aîné de passage à la maison, l’orange pour la cadette et le vert pour le benjamin. A présent les petites assiettes, les cuillères, les couteaux … Tout doit être placé de la même manière pour tous, rigoureusement, sinon on ne sait pas ce qui peut arriver ; la vie est cruelle.
Elle va ensuite au grand placard aux provisions. A chaque fois qu’elle ouvre les battants, elle est émerveillée par la profusion des bocaux, boîtes et paquets de toutes sortes : en haut, si haut qu’il faut utiliser un escabeau, sauf si on est Jean, on peut voir toutes les confitures qu’elle a faites, du jaune au marron, en passant par les variétés innombrables de rouges et d’ambres, en un festival d’automne chatoyant. Plus bas les farines, les noisettes, les sucres, tous les ingrédients pour la fabrication de gâteaux pour le goûter, l’univers doux et sucré d’Umé. Plus bas encore, c’est cette fois le domaine salé de Jean le cuisinier, avec les pâtes, les lentilles vertes du Puy, les boîtes de toutes sortes et les bocaux de condiments … En dessous encore, à portée de la main de la petite Umé, les éléments du petit déjeuner : céréales, pains au lait, thés, tisanes aux multiples fonctions, pour le réveil calme, la digestion facile, les règles douloureuses, le traitement de la toux et la nuit tranquille. Tout en bas, à même le sol, les grands sacs de riz, de pommes de terre, le lait, en bref les bases de la nourriture familiale.
Umé s’attarde à admirer cette profusion de vivres, avec un soupir de contentement. Puis elle prend les céréales, le lait, les petits pains pour les enfants, les confitures, les pose sur la table et ferme le placard.  En un seul mouvement tranquille, elle met le café de Jean en route, la bouilloire pour sa chicorée à elle, une casserole pour les œufs, lesquels attendent dans un petit panier à côté de la cuisinière, va chercher le beurre et le fromage au réfrigérateur, prend le pain et le couteau à pain sous le billot, retourne au vaisselier pour les coquetiers … Elle va même chercher des serviettes dans l’armoire.
Pendant que chauffent le café et l’eau sur le gaz, Jean, le grand, le fort, l’imposant, sort de sa douche, nu, embaumant le vétiver et la crème à raser. De voir toute cette chair odorante, ces formes arrondies et puissantes, Umé s’émeut. Des nuées de souvenirs récents d’étreintes matinales lui parcourent le ventre. Elle ne résiste pas à lui effleurer le front et la jambe. Jean étend alors sa grande main, saisit Umé, l’empoigne, la palpe …  Comme ils se touchent bien, encore et encore, après toutes ces années !
-       « Tu rentres tard ? s’enquiert Umé.
-       Tu sais bien. On est jeudi. Claude n’est pas là et je suis seul pour ranger la cuisine. Ne m’attends pas et va te coucher. Tu es à la maison ce matin ?
-       Je pensais aller faire les courses.
-       C’est que j’attends un colis …
-       Ne t’inquiète pas. Je comptais repasser l’après-midi. Je vais inverser. »

7h.
« J’ai fait un drôle de rêve. J’étais femme au foyer, et toi cuisinier. »
Umé tâte le côté du lit de Jean, mais son mari est déjà descendu.
Elle se lève. Il fait encore nuit.
Elle passe devant la chambre de Chloé, celle de Mathieu. Elle souffle : « C’est l’heure, debout ! ». Elle ne veut pas réveiller Lucas, l’aîné, de passage à la maison, qui n’a pas besoin de se réveiller si tôt. Malgré tous ses efforts, les marches des escaliers craquent sous ses pas.  Ah, il faudrait aussi dire à Jean de réparer la poignée de la porte du bas, qui tourne dans le vide et claque.
Le chat se faufile dans ses jambes et manque de la faire tomber. De derrière la porte de la salle de bain, elle dit à Jean :
« Tu pourras lui servir ses croquettes et changer son eau ? »
Malgré la fatigue, elle s’active. Elle dispose sur la table ce qu’il faut pour le déjeuner, en fonction du goût de chacun, d’un seul mouvement. Le matin, elle n’a pas le temps de s’attarder. Jean a déjà mis le café en route avant d’aller se laver.
Pendant que chauffe le café, Jean, le grand, le fort, l’imposant, sort de sa douche, nu, embaumant le vétiver et la crème à raser. De voir toute cette chair odorante, ces formes arrondies et puissantes, Umé s’émeut. Des nuées de souvenirs d’étreintes dominicales lui parcourent le ventre. Elle ne résiste pas à lui effleurer le front et la jambe. Comme ils se touchent bien, encore, après toutes ces années !
-       « Tu rentres tard ? s’enquiert Umé.
-       Je ne pense pas. Demain, par contre, j’ai une réunion du CA … Tu es à la maison ce matin ?
-       Tu sais bien que non ; on est jeudi. J’ai 8 h de cours aujourd’hui. Je ne rentre pas manger.
-       C’est que j’attends un colis …
-       Fais-le déposer chez les voisins. »
Ils déjeunent en silence, chacun dans ses pensées, le front de Jean barré d’un souci professionnel qu’il rumine déjà. Elle dans la méditation muette d’une journée toute neuve qui démarre, concentrée sur son éternelle question : qu’est-ce que je fais de ma vie ?

8h.
« J’ai fait un drôle de rêve. J’étais prof, et toi directeur d’une grosse boîte. »
Umé tâte le côté du lit de Jean, mais son mari est déjà descendu.
Il fait jour. Les enfants sont tous partis plus tôt dans la matinée. Il n’y a qu’elle et Jean.
Elle se lève. Les marches des escaliers craquent sous ses pas.  La poignée de la porte du bas tourne dans le vide et claque.
Le chat se faufile dans ses jambes et manque de la faire tomber. Jean, sous la douche, lui crie :
« Tu pourras lui servir ses croquettes et changer son eau ? »
Il a déjà préparé la table du petit déjeuner et mis le café en route avant d’aller à la salle de bain.  Puis nu, grand, fort, imposant, il sort de sa douche, embaumant le vétiver et la crème à raser. De voir toute cette chair odorante, ces formes arrondies et puissantes, Umé s’émeut. Des nuées de souvenirs d’étreintes pas si lointaines lui parcourent le ventre. Comme ils se touchent bien, après toutes ces années !
-       « Tu rentres tard ? demande-t-il à Umé.
-       Tu sais bien, on est jeudi. Je répète avec les Lascarilles, aujourd’hui.
-       Tu es à la maison ce matin ? Claude me dépose son violon à réparer. Il n’a pas le temps d’aller à l’atelier …
-       Ne t’inquiète pas. Je reste ici réviser mon texte. »
Ils déjeunent en silence, chacun dans ses pensées, le front du mari barré d’un souci professionnel qu’il rumine déjà. Elle dans la méditation muette d’une journée toute neuve qui démarre, concentrée sur son éternelle question : qu’est-ce que je fais de ma vie ?

10h.
« J’ai fait un drôle de rêve. J’avais encore des contrats, et tu étais luthier. »
Umé tâte le côté du lit de Jean, mais son mari est levé depuis longtemps. A cette heure, il est déjà à son bureau. Les enfants vaquent également à leur occupation, boulot ou lycée.
Allez. Le grand intérêt de ne plus avoir de travail, c’est de ne pas avoir d’horaires.
Elle reste sous la couette, s’imaginant Jean sortant de sa douche, nu, embaumant le vétiver et la crème à raser … Des nuées de souvenirs d’étreintes lui parcourent le ventre. Comme ils se touchaient bien, durant toutes ces années !
Elle se rendort avec son éternelle question : qu’est-ce que je fais de ma vie ?





 LE PRINTEMPS EN HIVER
 de Bernard Marsigny

-Au printemps on est un peu fou !
En entendant cela, je l’ai regardée dans le rétroviseur. Elle a prononcé ces quelques mots pour elle-même, d’une voie douce. Elle semble perdue dans ses rêves.  Elle est charmante cette vieille grand-mère…
          -Vous ne pourriez pas accélérer un peu, jeune homme ? me demande-t-elle. Parce qu’à cette vitesse  nous ne sommes pas encore arrivés !
Je lui précise respectueusement que j’ai eu de la part de sa fille, avant le départ, la consigne de rouler lentement pour ne pas la fatiguer.
          -Ah, c’est pas vrai !!!  Faut toujours qu’elle se mêle de tout, celle-là. Elle ne changera  donc jamais !  Bon, eh bien mon petit, vous allez me faire le plaisir, n’en déplaise à ma fille, d’appuyer un peu plus sur le champignon. Compris ?
J’obtempère car je sens qu’elle a un œil sur le compteur. Cette dame, je suis chargé de la reconduire à son point de départ, comme à chaque fin de week-end. Le dimanche soir la vie doit reprendre son cours et elle le chemin de la maison de retraite. Mais aujourd’hui, contrairement aux autres fois, elle semble pressée d’y arriver.
 J’accélère  et engage la conversation :
          -Votre fille a une bien jolie maison.
          -Je sais c’est la mienne. Enfin…C’ETAIT… la mienne !!! Juste avant  de la lui donner pour y loger son incapable de mari et ses trois mouflets. Ce qui fut une très mauvaise idée et même une monstrueuse connerie. La cohabitation s’est vite avérée impossible avec mon gendre qui n’a inventé ni la poudre, ni l’eau tiède… ni le reste d’ailleurs ! Vous commencez à comprendre pourquoi j’ai atterri à « La Roseraie » ? Dehors la vieille !  Tu viendras nous voir une fois par semaine et ce sera bien suffisant !  D’où mes allers-retours dominicaux.
J’ai cru intelligent de lui dire que ma grand-mère était, elle aussi, dans une maison de retraite, et qu’elle s’y trouvait très bien.
          -Mais NON !!! a-t-elle aussitôt réagi. Elle ne s’y trouve pas bien, votre grand-mère ! Vous dites cela parce que ça vous arrange ou que vous ne voulez pas voir la réalité en face. Je la plains la pauvre femme. Et je sais de quoi je parle…
Là, je suis en train d’en prendre plein la musette.
          -Vous savez ce que c’est une maison de retraite ? m’a-t-elle demandé.
Je n’ai rien trouvé d’intelligent à lui répondre.
          -Eh bien je vais vous le dire : c’est une salle d’attente d’un genre particulier. On vous y colle, en attendant de vous coller le plus vite possible une couronne mortuaire sur le ventre. On vous nourrit, on vous lave, on vous occupe, on vous asperge de bonnes intentions, on vous prend la température matin et soir pour savoir si votre chambre  sera bientôt libre, afin de la relouer aussi sec à un autre sursitaire. Voilà, une maison de vieux ce n’est rien d’autre que cela : une antichambre ante-mortem !
 Je tiens à réagir et lui dis que « La Roseraie » a tout de même l’air très accueillant comme établissement.
          -Ah  mais  oui ! Extérieurement  ça en jette !  Maison bourgeoise. A l’intérieur rien que du beau monde, trié sur le volet en fonction du compte en banque. Directrice charmante, souriant constamment du dentier. Oui, oui c’est la classe ! Je suis bien d’accord avec vous.
          -Ben, alors ?
          -Quoi, ben alors ? Et la solitude, vous en faites quoi de la solitude, mon petit ? Vous vous êtes déjà demandé ce qu’elle fait le soir votre grand-mère, quand elle se retrouve seule dans sa piaule avec ses souvenirs ?
          -Ben non ! ai je répondu.
          -Eh bien, elle pleure votre grand-mère. Et par dignité elle attend la fin sans vous le dire.
          -Mais alors, pourquoi êtes-vous si pressée d’arriver ce soir  à  « La Roseraie » ?  ai-je  voulu savoir.
         -Ça, mon petit bonhomme, je vous le dirai en temps voulu. Accélérez  je vous prie, vous n’êtes même pas à 120 !
Nous arrivons. Fin du parcours !
         -Vous ne bougez pas, m’ordonne-t-elle. Vous m’attendez ici, j’en ai pour cinq minutes. Inutile de sortir ma valise.
Et d’un pas décidé elle passe la grille d’entrée de la noble institution. J’en profite pour mieux détailler la bâtisse. C’est une chouette baraque. Ça respire l’opulence et les bonnes manières. Sûr que ma grand-mère aimerait bien être là, si elle en avait les moyens.
Ma passagère  revient. Elle a mis un manteau et n’a qu’un petit sac de voyage. 
          -Allez, mon petit, vous filez à l’aéroport, et en vitesse, je suis attendue !
Là, il est évident que quelque chose se passe. Les fois précédentes  elle réglait sa course sans dire un mot. Mais ce soir il y a une rallonge au programme. Je n’ose en demander la raison.
          -Ne soyez pas étonné, cher enfant. Aujourd’hui j’ouvre la fenêtre, je veux profiter du printemps… pendant qu’il est encore temps !
 J’ai dû avoir l’air idiot. Elle a ri.
          -Je vous rassure, précise-t-elle. Je sais très bien que nous sommes en Novembre. Mais quand je parle du printemps, c’est une image, un symbole ! Vous saisissez ?
Je n’ai jamais été très symbole, et j’ai du mal à saisir. Elle continue :
          -Le printemps, mon garçon, c’est la jeunesse, la joie de vivre, l’insouciance, un avenir plein de promesses. Moi, je n’ai plus que l’hiver comme avenir prometteur.  Alors  je  dis « Stop ! » Aujourd’hui  je change de vie, je fais comme le grand Jean-Sébastien … je fugue !
Je ne connais pas le Jean-Sébastien en question. Mais peu importe. Elle poursuit.
          - J’opère aujourd’hui un virage à 180 degrés. Je vais enfin respirer à pleins poumons, m’oxygéner les neurones. Je largue les amarres, je laisse derrière moi les condamnés à l’hibernation définitive, ce peuple triste et résigné des maisons de retraite.  Je vais vivre ! Vous  pouvez en être certain.
          -Et vous allez faire quoi ?
          -Un périple
          -Un quoi ?
          -Un voyage. On dit voyage ou périple, c’est presque  pareil.
          -Ah bon ! Et vous allez péripler où ?
          -C’est lui qui a décidé de notre future destination.
Je n’ai pas demandé qui était ce « Lui ».
          -Vous savez, il n’est jamais trop tard pour changer de saison. Moi, dans ma vie, je n’ai jamais connu de printemps enchanteur. Je me suis retrouvée mariée à un  sinistre imbécile qui
a eu juste le temps de me faire une fille avant de disparaître dans la nature. C’est ce que j’appelle un virage manqué. Je croyais trouver la liberté en me mariant, Je me suis royalement plantée. Après, je suis passée sans m’en apercevoir de l’été  à l’automne pour en arriver maintenant aux portes de l’hiver. C’est un peu triste comme parcours. Vous ne trouvez pas ? Alors aujourd’hui j’ai l’occasion de rattraper le temps perdu. Et mon nouveau compagnon est assez tendre et assez amoureux pour me faire découvrir ce printemps plein d’oiseaux, de fleurs et de rêves inavoués. La belle histoire d’amour dont je rêvais à vingt ans  commence avec lui.
          -Votre fille est prévenue ?
          -Pas question ! Elle serait capable de demander mon internement.
Il y a eu un long silence.  Nous arrivons devant le Terminal n°2. Elle l’aperçoit sur le parvis. Elle lui fait signe. C’est un grand monsieur très élégant, blazer  bleu, pantalon blanc. Il a tout d’un haut fonctionnaire en retraite. Très distingué «  l’amoureux ».        
          -Henri,  vous aurez la gentillesse de régler la course de ce Monsieur, fait-elle.
 C’est demandé si gentiment qu’Henri s’empresse de régler la course avec générosité.
          -Ma conne de fille vous contactera dès qu’elle apprendra que sa mère indigne et instable n’a pas réintégré « La Roseraie » et qu’elle est donc en fuite. Elle aura sans doute des trémolos dans la voix. Ne vous laissez pas émouvoir. Vous lui direz simplement qu’un avion m’attendait, mais que vous n’en savez pas plus. Je vous autorise toutefois à lui révéler que je ne suis pas partie seule et que cette petite escapade ne semblait nullement improvisée. Ça la fera cogiter. C’est assez peu fréquent chez elle.
Elle me regarde en souriant. Elle a enlevé ses lunettes noires. Elle a de très beaux yeux bleus.
         -Aujourd’hui et grâce à moi, vous aurez au moins appris une chose importante, jeune homme : il n’y a pas d’âge pour fuir une réalité trop pesante. Et il n’y a surtout pas d’âge pour être à nouveau heureux et changer de saison. Retenez bien cette leçon : Le printemps en hiver c’est assez rare. Il ne faut surtout pas le manquer.
Elle m’a tendu une enveloppe.
         -Vous trouverez à l’intérieur ma nouvelle adresse. Vous la communiquerez à  ma chère fille quand elle vous téléphonera. Adieu, mon enfant ! Profitez de la vie !  N’attendez pas !
Elle m’a claqué une bise. Sur ce, le dénommé Henri a pris la valise et ils ont disparu dans le hall.

        Quelques jours plus tard « la conne de fille » a téléphoné. Comme prévu j’ai ouvert l’enveloppe  laissée par  «  la grand-mère indigne ».
A l’intérieur  il n’y avait  qu’un papier blanc avec un énorme point d’exclamation !
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